Affaire Ben Barka : le message secret du roi Hassan II au général de Gaulle

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Barlamane

je suis venue vous dire que je m'en vais
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En juin 1966, un proche de Jacques Foccart, secrétaire général de l’Élysée aux Affaires africaines, est reçu par le souverain chérifien pour un entretien où sera notamment évoqué l’assassinat de l’opposant marocain. Compte-rendu inédit.​


Après l’indépendance du royaume, en 1956, l’affaire Ben Barka a constitué la première vraie crise dans les relations franco-marocaines, traditionnellement plutôt chaleureuses.

Il réclamera quelques mois plus tard au souverain marocain Hassan II l’arrestation – voire la liquidation – des agents du Makhzen impliqués dans l’affaire, en particulier du ministre de l’Intérieur, Mohamed Oufkir.


Liens troubles​

L’affaire fait d’autant plus scandale que des agents du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (Sdece) français – les Lopez et Souchon évoqués par Hassan II dans le texte qui suit – ont été mêlés à l’enlèvement, révélant les liens profonds, et parfois troubles, entre les sécuritaires des deux pays.

Hassan II assure ne rien savoir de l’affaire, refuse de livrer Oufkir à la justice ou même de le limoger. La France rappelle alors son ambassadeur à Rabat. Le royaume en fait de même avec Moulay Ali, cousin de Hassan II.


L’OBJECTIF DE LA RENCONTRE : SOLDER LES DIFFÉRENDS, QUI DÉPASSENT LE CAS BEN BARKA, ENTRE PARIS ET RABAT
La relation est rompue pour plusieurs mois. Jusqu’au 28 juin 1966 et cet entretien entre le souverain marocain et un proche, dont l’identité est restée secrète, de Jacques Foccart, le tout-puissant secrétaire général de l’Élysée aux Affaires africaines. L’objectif de la rencontre : solder les différends, qui dépassent le cas Ben Barka, entre les deux alliés.

Ci-dessous un extrait inédit du compte-rendu (reproduit ci-dessous) qu’en a fait l’interlocuteur du roi, tiré des archives du fonds Foccart et publié par les éditions Nouveau Monde dans le passionnant
De Gaulle inattendu, qui vient de paraître en librairie.

Une heure et demie de conversation​

« À mon arrivée à Casablanca, le prince Moulay Ali, qui m’attendait, m’a fait savoir que le roi, en séjour à Ifrane, désirait me voir. Le samedi matin, je suis parti en voiture avec le prince Moulay Ali pour Ifrane que nous avons atteint dans l’après-midi. Le roi était allé faire une tournée dans l’Atlas et ne devait rentrer que très tard le soir.

Pour des raisons de discrétion, j’avais fait savoir que je désirais que notre entrevue demeure aussi secrète que possible pour éviter les racontars. Je n’ai rencontré le roi que le dimanche et nous sommes partis pour une longue randonnée en voiture, le roi pilotant. Nous avons eu une très longue conversation d’une heure et demie, en la seule présence du prince Moulay Ali. »

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« J’ai immédiatement dit au roi que je n’étais chargé d’aucune mission, que j’étais venu au Maroc répondant à une invitation du prince Moulay Ali et que j’étais extrêmement heureux de le voir.

Le roi m’a aussitôt répliqué qu’il avait souhaité me voir à cause de nos anciens liens, mais aussi parce qu’il avait l’impression qu’en haut lieu, en France, on n’avait pas exactement compris ses réactions dans l’affaire Ben Barka. Et ce fut dès lors de la part du roi un long monologue de plus d’une heure : en premier lieu, il s’est plaint que les conversations qu’il a eues avec le général de Gaulle n’aient pas été suivies d’effets. Ces contacts étaient empreints de chaleur humaine et le Général s’est trouvé d’accord sur presque toutes les demandes du roi, mais rien n’a suivi, l’administration ayant freiné la réalisation des promesses du Général.

 
LE GÉNÉRAL DE GAULLE A DONNÉ 300 MILLIARDS À L’ALGÉRIE, CE QUI A PERMIS À CELLE-CI DE S’ARMER ET DE M’ATTAQUER
Le roi m’a notamment fait la remarque suivante : « J’étais venu à mon dernier voyage en France demander au général de Gaulle une aide exceptionnelle. Il m’a accordé 25 milliards et j’en suis très reconnaissant à la France, mais il a donné 300 milliards à l’Algérie, ce qui a permis à celle-ci de s’armer et de m’attaquer.»

Le roi s’est aussi plaint que le gouvernement français ne l’ait pas informé de certaines initiatives diplomatiques vis-à-vis du Tiers Monde, circonstances où le gouvernement marocain aurait été heureux, étant prévenu à l’avance, de calquer son attitude sur celle du gouvernement français.

En réalité, dit le roi, depuis que le général de Gaulle a décidé de résister aux Américains et de se tourner vers les Russes, Rabat ne l’intéresse plus, c’est Alger et Le Caire sur lesquels il joue.

Le roi a ajouté : « Sous le prétexte de sécurité énergétique de la France, on sacrifie de vrais amis à un pays en pleine révolution qui n’a pas fini de vous jouer des tours. Quant à votre sécurité énergétique venant d’Algérie, je n’en donne pas cher.» »

L’enlèvement, le 29 octobre 1965, de l’opposant socialiste Mehdi Ben Barka devant la brasserie Lipp, à Paris, puis son assassinat, sont ressentis par le général de Gaulle comme une atteinte à son honneur et à celui de la France.

Maladresses​

« Le roi a ensuite abordé l’affaire Ben Barka. Toute une série de maladresses ont été commises. En réalité, c’est qu’à Paris un certain nombre de personnalités de la presse, de l’administration et de la politique avaient voulu jouer en même temps contre le général de Gaulle et contre la monarchie marocaine.

« Je sais de source sûre que certains milieux proches du gouvernement s’attendaient à ce que l’affaire Ben Barka amène au Maroc des troubles graves et probablement le renversement de la monarchie. En réalité, le long exil de Ben Barka l’avait fait à peu près oublier du peuple marocain. Je tiens à faire remarquer que je n’ai pas cherché, ce qui aurait pu paraître habile, à me servir de cette affaire pour faire l’unité de mon peuple autour de moi et contre la France. J’ai fait mes études de droit en France et je connais bien le droit français. Nous avons entre nos deux pays une convention judiciaire. Si cette convention avait été appliquée, on aurait dû m’envoyer le dossier de l’affaire dès qu’il a été clos. J’aurais alors été obligé de traduire mon ministre de l’Intérieur devant un tribunal, ce qui m’aurait été extrêmement difficile, mais je l’aurais fait. Au lieu de cela, on m’a refusé le dossier et le ministre de l’Information français, à la suite d’un conseil des ministres, a déclaré qu’en tout état de cause, il n’était pas question qu’on envoie tout le dossier au Maroc, ce qui veut dire que si maintenant on m’envoyait le dossier, celui-ci serait incomplet. Je crois que le grand tort des autorités françaises a été de me laisser apprendre par la presse ce qu’est venu me dire l’ambassadeur de France le lendemain. Celui-ci présenté par un émissaire ami fidèle (colonel Touya) venait me demander le renvoi de mon ministre de l’Intérieur. En fait, je savais déjà par une dépêche de l’AFP que le gouvernement français avait l’intention de me réclamer ce renvoi.» »

 

Au nom de la continuité de la dynastie​

« À partir de là, il n’était pas possible de l’accepter. Le général de Gaulle est soucieux de la dignité de la France. Je suis aussi soucieux que lui de la dignité de mon pays. En outre, j’ai un autre souci, celui de la continuité de ma dynastie. Si mon ministre de l’Intérieur a fait ce que la justice française lui reproche, il l’a fait, quoi qu’on en ait dit, pour moi.»

« Ben Barka avait essayé une fois au moins de me faire assassiner. Il complotait contre moi. Comment voulez-vous que je sanctionne mon ministre, alors que c’est par dévouement qu’il a agi ? Comment voulez-vous que j’aie encore des soutiens dans ce pays ? Que mon fils ait des amis fidèles si je trahis mes soutiens fidèles ? C’est peut-être ce que l’on n’a pas dit à Paris, mais qu’il faut que l’on sache.»

« Le roi a ajouté : « Si au moment des complots d’Alger, un général félon s’était réfugié chez nous et que vos services s’en soient débarrassés d’une façon ou d’une autre, je peux vous donner l’assurance qu’il n’y aurait pas eu d’“affaire”. Je sais bien qu’en France c’est plus difficile, mais on aurait pu faire mieux. Néanmoins, ne faisons pas de sentiment. Quand on est chef de l’État, on n’en a pas le droit. Vous avez fait de la résistance, mais de nombreux morts l’ont été de votre faute. C’était indispensable à cette époque. Pourquoi voulez-vous que je m’apitoie sur le sort d’un rebelle qui n’espérait qu’une chose : provoquer une révolution au Maroc au profit des ennemis de votre pays et du mien ? Vous savez la respectueuse affection que je porte au général de Gaulle, mais la seule explication de son attitude, c’est qu’il a été mal et incomplètement informé sur ma position et sur la politique marocaine.»

« J’ai besoin de la France »​

« Ceci dit, j’ai besoin de la France. J’ai à l’est un voisin qui n’est pas de tout repos et qui risque à tout moment, pour faire oublier ses difficultés intérieures, de chercher une aventure sur notre territoire. J’ai au sud la Mauritanie, qui a accepté l’arrivée de techniciens chinois qui conseillent entre autres la radio mauritanienne, ce qui fait que je suis régulièrement insulté par cette radio. Je ne me fais pas d’illusion sur nos voisins du Nord. Je crains fort, lorsque le général Franco disparaîtra d’une façon ou d’une autre, qu’il n’y ait en Espagne la guerre civile, et probablement un nouveau front populaire. À l’ouest, j’ai l’océan et les États-Unis. Je ne veux pas tomber entre leurs mains. Je sais ce que vaudrait l’indépendance du Maroc dans ce cas ! Sur qui voulez-vous que je m’appuie puisque la France me laisse tomber ?»
 
« En ce qui concerne la Mauritanie, le roi m’en a parlé longuement : « On me demande de reconnaître la Mauritanie. Je suis prêt à le faire, mais pas sans contrepartie. Pourquoi voulez-vous que je lui envoie mes percepteurs pour récolter de l’argent d’un peuple en grande partie nomade ? Pourquoi voulez-vous que je lui envoie mes facteurs et mes policiers ? Si j’ai un accord avec la Mauritanie en contrepartie de la reconnaissance de son indépendance, je demanderai un traité d’amitié allant jusqu’à la formule plus ou moins fédérale entre le Maroc et elle. La France peut beaucoup pour faciliter cela, elle peut même tout. Je sais d’une façon certaine que le président Senghor n’y verrait aucun inconvénient, il pourrait même, dans une certaine mesure, être partie de cet accord.»

NOUS SOMMES DANS UNE IMPASSE ET IL FAUT EN SORTIR, SI POSSIBLE AVANT LE PROCÈS
« Sur quoi le roi a ajouté : « Nous sommes dans une impasse et il faut en sortir, si possible avant le procès. Je sais que la justice française et surtout la magistrature assise sont totalement indépendantes à l’égard du pouvoir. Mon impression est qu’il sera difficile de condamner Oufkir sur le simple témoignage d’un Lopez, d’un Voiteau et d’un Souchon. À ce moment, tout peut être arrangé, mais il y a beaucoup de temps perdu et probablement des positions irréversibles auront-elles été prises d’un côté comme de l’autre. En outre, le gouvernement français se trouvera dans une position difficile. Ce n’est pas moi qui ai rappelé mon ambassadeur et je ne l’aurais jamais fait si le gouvernement français n’avait pas pris les devants. Il y a de nombreux Français au Maroc et de nombreux Marocains en France. Il n’est pas bon que nous n’ayons pas une représentation normale. Si le gouvernement français décidait en s’appuyant sur ces raisons pratiques de renvoyer à Rabat M. Gillet, j’enverrais immédiatement le prince Moulay Ali à Paris.» Cela a été la conclusion de notre conversation. »
 
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