Le lecteur
Selon une mode de la fin du XVIe siècle, un manuscrit persan de luxe peut s'ouvrir sur une double page évoquant l'agrément de la lecture poétique. Ici le costume du jeune amateur de poésie, de même que celui de la jeune fille tenant une coupe qui lui faisait face, sont constitués d'un assemblage de silhouettes juxtaposées, à la manière de ces figures d'animaux composites - éléphants ou chevaux - que la peinture indienne moghole contemporaine affectionnait et aurait empruntées à l'Iran.
Notice
L'oeuvre de deux peintres différents
C'est peut-être sous le règne d'Imâm-Quli Khân, resté sur le trône de Boukhara de 1611 à 1642, ou peu de temps avant, qu'a été peinte cette double page, dont la partie droite est aujourd'hui conservée à Washington, à la Sackler Gallery. La figure du jeune homme assis sur la terrasse est signée du peintre Muhammad Charif Musavvir, dont le nom est inscrit sur les pages du manuscrit aux marges colorées qu'il lit. Il s'agit d' un artiste dont une autre oeuvre, datée de 1616, est conservée à la Chester Beatty Library de Dublin. Les marges, peintes dans un style qu'on a qualifié de "fougueux", sont l'oeuvre de Muhammad Murâd Samarqandi, dont le nom est inscrit sur une pierre bordant le ruisseau. Muhammad Murâd a aussi peint les marges de la page de Washington, participé à l'illustration du manuscrit de la Chester Beatty, et peut-être à celle d'un Livre des Rois et d'un poème sur Tamerlan de 1628, conservés tous deux à Tachkent.
Le livre que tient le jeune homme est de format oblong, sorte de carnet pouvant être mis dans la manche d'un vêtement et servir à noter de la poésie. Parmi les silhouettes dessinées sur son vêtement figurent, à côté de quelques animaux, plusieurs couples enlacés, symbole des sentiments qu'il éprouve à l'égard de la jeune princesse à la tête ceinte d'un diadème qui, à l'origine, lui faisait face. Ces deux personnages sont comme victimes d'un enchantement ou sont des visions de rêve. Le mur de la terrasse du pavillon où ils se trouvent comporte un décor extrêmement chargé, avec des combats d'animaux (cerf, dragon, qilin, etc.), qui contraste avec la nudité des carreaux du sol. Un rapprochement très intéressant peut être fait entre le manteau du jeune homme et celui d'un autre jeune homme représenté de façon similaire mais dont l'habit représente des figures de prisonniers enchaînés : il s'agit d'une oeuvre réalisée en l'Iran safavide vers le milieu du XVIe siècle et signée Muhammad Haravi. Aujourd'hui conservée à la Freer Gallery of Art, elle atteste de l'existence d'une tradition bien établie de représentations de ce type.
Un univers enchanté
Le décor des marges évoque une scène printanière. Les personnages qui sont installés le long du ruisseau, tant dans les marges de cette page que dans celle de Washington qui lui faisait pendant, sont représentés avec beaucoup de fantaisie. Les vêtements qu'ils portent sont ceux en usage en Transoxiane au début du XVIIe. Comme pour la scène du milieu des pages, la palette est riche. Un musicien joue, d'autres hommes mangent ou boivent. En haut, à gauche, figure l'oiseau simurgh et, en dessous, un personnage coiffé de feuillages qui représente une de ces péris (fées iraniennes dispensatrices d'enchantements) qui tient un flacon. Le merveilleux est donc largement évoqué par les deux artistes qui se sont partagés la réalisation de ces belles pages.