Autre passage que je trouve intéressant et traitant aussi d'un autre aspect : la "laïcophobie", pas forcément vue comme la haine des laïcs mais plutôt comme la peur que la religion se perde dans un monde où elle n'est plus le dogme de référence.
"L’angoisse de beaucoup de musulmans est de vivre dans un monde où la sécularisation, dont ils consomment par ailleurs les objets, leur fait vivre le sentiment de devenir autres, de ne plus être eux‑ mêmes. Le malheur de se percevoir comme un soi inauthentique est le ressort du désespoir musulman. Se voir emporté inexorablement vers l’exil occidental sans Dieu est une crainte récurrente qui s’exprime dans les discours et dans les actes visant à planter partout des minarets comme des clous pour empêcher le sol de s’en aller. D’où la recherche désespérée d’arrêter la dérive, en convoquant le pieux ancêtre au présent. Or l’islamisme a produit une fiction qui séduit ce qui est plus grand qu’un moi, essentiellement inauthentique : un surmoi d’origine, incarné par la figure du surmusulman. Comme toute figure, elle se décline et revêt des éditions plus au moins typifiées, parmi lesquelles celle de se retirer du monde, mais la plus flamboyante est d’en finir avec lui, de participer à sa fin. C’est celle qui attire des jeunes engagés dans le djihadisme.
Comment le surmusulman a‑t‑il été enfanté historiquement ? Les traumatismes historiques ont une onde de propagation très longue, surtout lorsqu’une idéologie les relaie auprès des masses, pour constituer un idéal préjudicié. C’est l’œuvre principale de l’islamisme. Dès lors, les générations se transmettent le trauma et le préjudice, de sorte que des individus se vivent en héritiers d’infamies, sachant les faits ou pas. L’année 1924 marque la fin du dernier empire islamique vieux de six cent vingt‑quatre ans, l’abolition du califat, autrement dit du principe de souveraineté en islam, et la fondation du premier Etat laïque en Turquie. Le territoire ottoman est dépecé et occupé par les puissances coloniales ; les musulmans passent de la position de maîtres à celle de subalternes chez eux. C’est l’effondrement d’un socle vieux de mille quatre cents ans, la fin de l’illusion de l’unité et de la puissance. S’installe alors la hantise mélancolique de la dissolution de l’islam dans un monde où il ne gouverne plus.