Contes

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La cage:


Un commerçant arabe possédait un perroquet impressionnant car plein de dons. Un jour, il décida de voyager en Inde et demanda à chacun quel cadeau il désirait qu'on lui rapporte du voyage. Quand il posa cette question au perroquet, celui-ci répondit :

"En Inde, il y a beaucoup de perroquets. Va les voir pour moi. Décris-leur ma situation, cette cage. Dis-leur : Mon perroquet pense à vous, plein de nostalgie. Il vous salue. Est-il juste qu'il soit prisonnier alors que vous volez dans le jardin de roses ? Il vous demande de penser à lui quand vous voletez, joyeux, entre les fleurs."

En arrivant en Inde, le commerçant se rendit en un lieu où il y avait des perroquets pour honorer la promesse qu'il avait faite au sien. Mais, alors qu'il leur transmettait les salutations de son propre perroquet, l'un des oiseaux tomba à terre, sans vie. Le commerçant en fut très étonné et se dit :

"Cela est bien étrange. J'ai causé la mort d'un perroquet. Je n'aurais pas dû transmettre ce message."

Puis, quand il eût fini ses achats, il rentra chez lui, le cœur plein de joie. Il distribua les cadeaux promis à ses serviteurs et à ses femmes. Le perroquet lui demanda : "Raconte-moi ce que tu as vu afin que je sois joyeux moi aussi."

A ces mots, le commerçant se mit à se lamenter et à exprimer ses regrets.

"Dis-moi ce qui s'est passé insista l'oiseau. D'où te vient ce chagrin ?"

Le commerçant répondit :

"Lorsque j'ai transmis tes paroles à tes amis, l'un d'eux est soudainement tombé à terre, sans vie. C'est pour cela que je suis triste."

A cet instant, le perroquet du commerçant tomba lui aussi dans sa cage, inanimé. Le commerçant, plein de tristesse, s'écria :

"Ô mon perroquet au langage chatoyant ! Ô mon ami ! Que s'est-il passé ? Tu étais un oiseau tel, que Salomon lui-même n'en avait jamais connu de semblable...".

Après avoir longtemps pleuré, le commerçant ouvrit la cage et le jeta par la fenêtre. Aussitôt, celui-ci s'envola et alla se percher sur une branche d'arbre. Le commerçant, encore plus étonné, lui lança :

"Explique-moi ce qui passe !"

Le perroquet lui répondit :

"Ce perroquet que tu as vu en Inde m'a expliqué le moyen de sortir de prison. Par son exemple, il m'a donné un conseil. Il a voulu me dire : "Tu es en prison parce que tu parles. Fais donc le mort". Adieu, ô mon maître ! Maintenant, je m'en vais. Toi aussi, un jour, tu rejoindras ta patrie."

Le commerçant ne fût point offensé. Il lui dit :

"Que Dieu te salue ! Toi aussi, tu m'as guidé. Cette aventure suffit à m'éclairer, car mon esprit et mon cœur ont pris leur part de ces événements.".
 
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Sagesse:

Adore-moi

Celui qui adore Dieu par crainte n'adore en fait que sa propre personne, et sa motivation réside seulement dans le souci de son propre salut.

Celui qui adore Dieu par espoir n'adore en fait que sa propre personne, et sa motivation n'est que spéculation sur quelque récompense céleste.

Je n'adore Dieu ni dans la crainte ni dans l'espoir, comme le font des serviteurs que leur maître paye pour cela.

Je L'adore même pas au nom de l'amour que j'ai de Lui : revendiquer que je L'aime relèverait en effet d'une bien énorme prétention, et je ne saurais en être digne.

J'agis seulement comme je le dois. Il dit : « Adore-moi », et je L'adore. (Ansari)
 
C'est joli .... Je voulais poster un conte aussi mais plus terre à terre et moins poétique que le tien, je le poste quand même dans ton sujet :)

C'est une famille de Maupassant, c'est un conte où Maupassant comme à son habitude dénonce certains codes sociaux qui rendent souvent des individus et une société médiocre. J'ai aussi quelques contes arabes à l'occasion je les chercherai aussi ça peut être pas mal ;)

UNE FAMILLE

J’allais revoir mon ami Simon Radevin que je n’avais point aperçu depuis quinze ans.

Autrefois c’était mon meilleur ami, l’ami de ma pensée, celui avec qui on passe les longues soirées tranquilles et gaies, celui à qui on dit les choses intimes du coeur, pour qui on trouve, en causant doucement, des idées rares, fines, ingénieuses, délicates, nées de la sympathie même qui excite l’esprit et le met à l’aise. Pendant bien des années nous ne nous étions guère quittés. Nous avions vécu, voyagé, songé, rêvé
ensemble, aimé les mêmes choses d’un même amour, admiré les mêmes livres, compris les mêmes oeuvres, frémi des mêmes sensations, et si souvent ri des mêmes êtres que nous nous comprenions complètement, rien qu’en échangeant un coup d’oeil.

Puis il s’était marié. Il avait épousé tout à coup une fillette de province venue à Paris pour chercher un fiancé. Comment cette petite blondasse, maigre, aux mains niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix fraîche et bête, pareille à cent mille poupées à
marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent et fin ? Peut-on comprendre ces choses-là ? Il avait sans doute espéré le bonheur, lui, le bonheur simple, doux et long entre les bras d’une femme bonne, tendre et fidèle ; et il avait entrevu tout cela, dans le regard transparent de cette gamine aux cheveux pâles. Il n’avait pas songé que l’homme actif, vivant et vibrant, se fatigue de tout dès qu’il a saisi la stupide réalité, à moins qu’il ne s’abrutisse au point de ne plus rien comprendre.

Comment allais-je le retrouver ? Toujours vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou bien endormi par la vie provinciale ? Un homme peut changer en quinze ans !

Le train s’arrêta dans une petite gare. Comme je descendais de wagon, un gros, très gros homme, aux joues rouges, au ventre rebondi, s’élança vers moi, les bras ouverts, en criant : « Georges. » Je l’embrassai, mais je ne l’avais pas reconnu. Puis je murmurai stupéfait : « Cristi, tu n’as pas maigri. » Il répondit en riant : « Que veux-tu ? La bonne vie ! la bonne table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir,
voilà mon existence ! »

Je le contemplai, cherchant dans cette large figure les traits aimés. L’oeil seul n’avait point changé ; mais je ne retrouvais plus le regard et je me disais : « S’il est vrai que le regard est le reflet de la pensée, la pensée de cette tête-là n’est plus celle d’autrefois, celle que je
connaissais si bien. » L’oeil brillait pourtant, plein de joie et d’amitié ; mais il n’avait plus cette clarté intelligente qui exprime, autant que la parole, la valeur d’un esprit.

Tout à coup, Simon me dit : « Tiens, voici mes deux aînés. »
Une fillette de quatorze ans, presque femme, et un garçon de treize ans, vêtu en collégien, s’avancèrent d’un air timide et gauche.
Je murmurai : « C’est à toi ? »
Il répondit en riant : « Mais, oui.
– Combien en as-tu donc ?
– Cinq. Encore trois restés à la maison ! »

Il avait répondu cela d’un air fier, content, presque triomphant ; et moi je me sentais saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants entre deux sommes, dans sa maison de province, comme un lapin dans une cage. Je montai dans une voiture qu’il conduisait lui-même et nous voici partis à travers la ville, triste ville, somnolente et terne où rien ne remuait par les rues, sauf quelques chiens et deux ou trois bonnes.

De temps en temps, un boutiquier, sur sa porte, ôtait son chapeau ; Simon rendait le salut et nommait l’homme pour me prouver sans doute qu’il connaissait tous les habitants par leur nom. La pensée me vint qu’il songeait à la députation, ce rêve de tous les enterrés de province.
On eut vite traversé la cité, et la voiture entra dans un jardin qui avait des prétentions de parc, puis s’arrêta devant une maison à tourelles qui cherchait à passer pour château.

« Voilà mon trou », disait Simon, pour obtenir un compliment.
Je répondis :
« C’est délicieux. »

Sur le perron, une dame apparut, parée pour la visite, coiffée pour la visite, avec des phrases prêtes pour la visite. Ce n’était plus la fillette blonde et fade que j’avais vue à l’église quinze ans plus tôt, mais une grosse dame à falbalas et à frisons, une de ces dames sans âge, sans caractère, sans élégance, sans esprit, sans rien de ce qui constitue une femme. C’était une mère, enfin, une grosse mère banale, la
pondeuse, la poulinière humaine, la machine de chair qui procrée sans autre préoccupation dans l’âme que ses enfants et son livre de cuisine.

Elle me souhaita la bienvenue et j’entrai dans le vestibule où trois mioches alignés par rang de taille semblaient placés là pour une revue comme des pompiers devant un maire.
Je dis :
« Ah ! ah ! voici les autres ? »
Simon, radieux, les nomma : « Jean, Sophie et Gontran. »
La porte du salon était ouverte. J’y pénétrai et j’aperçus au fond d’un fauteuil quelque chose qui tremblotait, un homme, un vieux homme paralysé.

Mme Radevin s’avança :
« C’est mon grand-père, monsieur. Il a quatre vingt-sept ans. »
Puis elle cria dans l’oreille du vieillard trépidant :
« C’est un ami de Simon, papa. » L’ancêtre fit un effort pour me dire bonjour et il vagit : « Oua, oua,
oua » en agitant sa main. Je répondis : « Vous êtes trop aimable, monsieur », et je tombai sur un siège.

Simon venait d’entrer ; il riait : « Ah ! ah ! tu as fait la connaissance de bon-papa. Il est impayable, ce vieux ; c’est la distraction des
enfants. Il est gourmand, mon cher, à se faire mourir à tous les repas. Tu ne te figures point ce qu’il mangerait si on le laissait libre. Mais tu verras, tu verras. Il fait de l’oeil aux plats sucrés comme si c’étaient des demoiselles. Tu n’as jamais rien rencontré de plus drôle, tu verras tout à l’heure. »

Puis on me conduisit dans ma chambre, pour faire ma toilette, car l’heure du dîner approchait. J’entendais dans l’escalier un grand
piétinement et je me retournai. Tous les enfants me suivaient en procession, derrière leur père, sans doute pour me
faire honneur.

Ma chambre donnait sur la plaine, une plaine sans fin, toute nue, un océan d’herbes, de blés et d’avoine, sans un bouquet d’arbres ni un coteau, image saisissante et triste de la vie qu’on devait mener dans cette maison.
Une cloche sonna. C’était pour le dîner. Je descendis. Mme Radevin prit mon bras d’un air cérémonieux et on passa dans la salle à manger.
Un domestique roulait le fauteuil du vieux qui, à peine placé devant son assiette, promena sur le dessert un regard avide et curieux en tournant avec peine, d’un plat vers l’autre, sa tête branlante.
Alors Simon se frotta les mains : « Tu vas t’amuser », me dit-il. Et tous les enfants, comprenant qu’on allait me donner le spectacle de grand-papa gourmand, se mirent à rire en même temps, tandis que leur mère souriait seulement en haussant les
épaules.

Radevin se mit à hurler vers le vieillard en formant porte-voix de ses mains : « Nous avons ce soir de la crème au riz sucré. »
La face ridée de l’aïeul s’illumina et il trembla plus fort de haut en bas, pour indiquer qu’il avait compris et qu’il était content.
Et on commença à dîner.
« Regarde », murmura Simon. Le grand-père n’aimait pas la soupe et refusait d’en manger. On l’y forçait, pour sa santé ; et le domestique lui enfonçait de force dans la bouche la cuiller pleine, tandis qu’il soufflait avec énergie, pour ne pas avaler le bouillon rejeté ainsi en jet d’eau sur la table et sur ses voisins. Les petits-enfants se tordaient de joie tandis que leur père, très content, répétait : « Est-il drôle, ce vieux ? »
 
Et tout le long du repas on ne s’occupa que de lui. Il dévorait du regard les plats posés sur la table ; et de sa main follement agitée essayait de les saisir et de les attirer à lui. On les posait presque à portée pour voir ses efforts éperdus, son élan tremblotant
vers eux, l’appel désolé de tout son être, de son oeil, de sa bouche, de son nez qui les flairait. Et il bavait d’envie sur sa serviette en poussant des grognements inarticulés. Et toute la famille se réjouissait de ce supplice odieux et grotesque.
Puis on lui servait sur son assiette un tout petit morceau qu’il mangeait avec une gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus vite autre chose.
Quand arriva le riz sucré, il eut presque une convulsion. Il gémissait de désir.

Gontran lui cria : « Vous avez trop mangé, vous n’en aurez pas. » Et on fit semblant de ne lui en point donner.
Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en tremblant plus fort, tandis que tous les enfants riaient. On lui apporta enfin sa part, une toute petite part ; et il fit, en mangeant la première bouchée de l’entremets, un bruit de gorge comique et glouton, et un mouvement du cou pareil à celui des canards qui avalent un morceau trop gros. Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner pour en obtenir encore.
Pris de pitié devant la torture de ce Tantale attendrissant et ridicule, j’implorai pour lui :
« Voyons, donne-lui encore un peu de riz ? »
Simon répétait : « Oh ! non, mon cher, s’il mangeait trop, à son âge, ça pourrait lui faire mal. »
Je me tus, rêvant sur cette parole. Ô morale, ô logique, ô sagesse ! À son âge ! Donc, on le privait du seul plaisir qu’il pouvait
encore goûter, par souci de sa santé ! Sa santé ! qu’en ferait-il, ce débris inerte et tremblotant ? On ménageait ses jours, comme on dit ? Ses jours ?

Combien de jours, dix, vingt, cinquante ou cent ?
Pourquoi ? Pour lui ? ou pour conserver plus longtemps à la famille le spectacle de sa gourmandise impuissante ?
Il n’avait plus rien à faire en cette vie, plus rien. Un seul désir lui restait, une seule joie ; pourquoi ne pas lui donner entièrement cette joie dernière, la lui donner jusqu’à ce qu’il en mourût.
Puis, après une longue partie de cartes, je montai dans ma chambre pour me coucher : j’étais triste, triste, triste ! Et je me mis à ma fenêtre. On n’entendait rien au dehors qu’un très léger, très doux, très joli gazouillement d’oiseau dans un arbre, quelque part. Cet oiseau devait chanter ainsi, à voix basse, dans la nuit, pour bercer sa femelle endormie sur ses oeufs.
Et je pensai aux cinq enfants de mon pauvre ami, qui devait ronfler maintenant aux côtés de sa vilaine femme.
 
Oh merci. j'aime beaucoup Maupassant. Je ne connaissais pas cette nouvelle.
La cruauté humaine, il sait la disséquer à merveille. Surtout en ce qui concerne les codes sociaux de la modeste bourgeoisie qui a faim de notoriété, de pouvoir et qui est prête à toutes les bassesses possible. Quand il décrit ses personnages, tu sais tout de suite de quel animal il s'est inspiré.
J'espère que tu en poster as d'autres. Merci : )
 
Oh merci. j'aime beaucoup Maupassant. Je ne connaissais pas cette nouvelle.
La cruauté humaine, il sait la disséquer à merveille. Surtout en ce qui concerne les codes sociaux de la modeste bourgeoisie qui a faim de notoriété, de pouvoir et qui est prête à toutes les bassesses possible. Quand il décrit ses personnages, tu sais tout de suite de quel animal il s'est inspiré.
J'espère que tu en poster as d'autres. Merci : )

Il est très doué pour critiquer la petite bourgeoisie de province, le bourgeois, le soldat, l'arriviste, la noblesse, toutes les sociétés. Il a un grand sens de l'observation et ses sens étaient très développés.

Voici un autre conte où on voit bien que ce n'est pas un homme comme les autres :)

CLOCHETTE

Sont-ils étranges, ces anciens souvenirs qui vous hantent sans qu’on puisse se défaire d’eux ! Celui-là est si vieux, si vieux que je ne saurais comprendre comment il est resté si vif et si tenace dans mon esprit. J’ai vu depuis tant de choses sinistres, émouvantes ou terribles, que je m’étonne de ne pouvoir passer un jour, un seul jour, sans que la figure de la mère Clochette ne se retrace devant mes yeux, telle que je la connus, autrefois, voilà si longtemps, quand j’avais dix ou douze ans.

C’était une vieille couturière qui venait une fois par semaine, tous les mardis, raccommoder le linge chez mes parents. Mes parents habitaient une de ces demeures de campagne appelées châteaux, et qui sont simplement d’antiques maisons à toit aigu, dont dépendent quatre ou cinq fermes groupées autour. Le village, un gros village, un bourg, apparaissait à quelques centaines de mètres, serré autour de l’église, une église de briques rouges devenues noires avec le temps.

Donc, tous les mardis, la mère Clochette arrivait entre six heures et demie et sept heures du matin et montait aussitôt dans la lingerie se mettre au travail. C’était une haute femme maigre, barbue, ou plutôt poilue, car elle avait de la barbe sur toute la figure, une barbe surprenante, inattendue, poussée par bouquets invraisemblables, par touffes frisées qui semblaient semées par un fou à travers ce grand visage de gendarme en jupes. Elle en avait sur le nez, sous le nez, autour des yeux, sur le menton, sur les joues ; et ses sourcils d’une épaisseur et d’une longueur extravagantes, tout gris, touffus, hérissés, avaient tout à fait l’air d’une paire de moustache placées là par erreur. Elle boitait, non pas comme boitent les estropiés ordinaires, mais comme un navire à l’ancre. Quand elle posait sur sa bonne jambe son grand corps osseux et dévié, elle semblait prendre son élan pour monter sur une vague monstrueuse, puis, tout à coup, elle plongeait comme pour disparaître dans un abîme, elle s’enfonçait dans le sol. Sa marche éveillait bien l’idée d’une tempête, tant elle se balançait en même temps ; et sa tête toujours coiffée d’un énorme bonnet blanc, dont les rubans lui flottaient dans le dos, semblait traverser l’horizon du nord au sud et du sud au nord, à chacun de ses mouvements.

J’adorais cette mère Clochette. Aussitôt levé je montais dans la lingerie où je la trouvais installée à coudre, une chaufferette sous les pieds. Dès que j’arrivais, elle me forçait à prendre cette chaufferette et à m’asseoir dessus pour ne pas m’enrhumer dans cette vaste pièce froide, placée sous le toit.
« Ça te tire le sang de la gorge », disait-elle.

Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec ses longs doigts crochus, qui étaient vifs ; ses yeux derrière ses lunettes aux verres grossissants, car l’âge avait affaibli sa vue, me paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.
Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu’elle me disait et dont mon coeur d’enfant était remué, une âme magnanime de pauvre femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements du bourg, l’histoire d’une vache qui s’était sauvée de l’étable et qu’on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l’histoire d’un oeuf de poule découvert dans le clocher de l’église sans qu’on eût jamais compris quelle bête était venue le pondre là, ou l’histoire du chien de Jean-Jean Pilas qui avait été reprendre à dix lieues du village la culotte de son maître volée par un passant tandis qu’elle séchait devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces naïves aventures de telle façon qu’elles prenaient en mon esprit des proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux ; et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma mère le soir, n’avaient point cette saveur, cette ampleur, cette puissance des récits de la paysanne.

Or, un mardi, comme j’avais passé toute la matinée à écouter la mère Clochette, je voulus remonter près d’elle, dans la journée, après avoir été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, dernière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement que les choses d’hier. Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j’aperçus la vieille couturière étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras allongés, tenant encore son aiguille d’une main, et de l’autre, une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans doute, s’allongeait sous sa chaise, et les lunettes brillaient au pied de la muraille, ayant roulé loin d’elle. Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut ; et j’appris au bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte. Je ne saurais dire l’émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa mon coeur d’enfant. Je descendis à petits pas dans le salon et j’allai me cacher dans un coin sombre, au fond d’une immense et antique bergère où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute, car la nuit vint. Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et j’entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus la voix. On l’avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de l’accident. Je n’y compris rien d’ailleurs.

Puis il s’assit, et accepta un verre de liqueur avec un biscuit.
Il parlait toujours ; et ce qu’il dit alors me reste et me restera gravé dans l’âme jusqu’à ma mort ! Je crois que je puis reproduire même presque absolument les termes dont il se servit. Ah ! disait-il, la pauvre femme ! ce fut ici ma première cliente. Elle se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n’avais pas eu le temps de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me quérir en toute hâte, car c’était grave, très grave. Elle avait dix-sept ans, et c’était une très belle fille, très belle, très belle! L’aurait-on cru ? Quant à son histoire, je ne l’ai jamais dite, et personne hors moi et un autre qui n’est plus dans le pays ne l’a
jamais sue. Maintenant qu’elle est morte, je puis être moins discret.
À cette époque-là venait de s’installer, dans le bourg, un jeune aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de sous-officier. Toutes les filles lui couraient après, et il faisait le dédaigneux, ayant grand-peur d’ailleurs du maître d’école, son
supérieur, le père Grabu, qui n’était pas bien levé tous les jours.

Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui vient de mourir chez vous et qu’on baptisa plus tard Clochette, après son accident. L’aide instituteur distingua cette belle fillette, qui fut sans doute flattée d’être choisie par cet imprenable conquérant ; toujours est-il qu’elle l’aima, et qu’il obtint un premier rendez-vous, dans le grenier de l’école, à la fin d’un jour de couture, la nuit venue.
 
Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre l’escalier en sortant de chez les
Grabu, elle le monta, et alla se cacher dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l’y rejoignit bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce grenier s’ouvrit de nouveau et le maître d’école parut et demanda :
« Qu’est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert ? »
Sentant qu’il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit stupidement :
« J’étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu. »

Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir ; et Sigisbert poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant : « Allez là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous ! »

Le maître d’école entendant murmurer, reprit :
« Vous n’êtes donc pas seul ici ?
– Mais oui, monsieur Grabu !
– Mais non, puisque vous parlez.
– Je vous jure que oui, monsieur Grabu.
– C’est ce que je vais savoir, reprit le vieux ; et fermant la porte à double tour, il descendit chercher
une chandelle. »
Alors le jeune homme, un lâche comme on en trouve souvent, perdit la tête et il répétait, paraît-il, devenu furieux tout à coup :
« Mais cachez-vous, qu’il ne vous trouve pas. Vous allez me mettre sans pain pour toute ma vie. Vous allez briser ma carrière... Cachez-vous donc ! »
On entendait la clef qui tournait de nouveau dans la serrure. Hortense courut à la lucarne qui donnait sur la rue, l’ouvrit brusquement, puis d’une voix basse et résolue :
« Vous viendrez me ramasser quand il sera parti », dit-elle.
Et elle sauta.

Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris.
Un quart d’heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait son aventure. La jeune fille était restée au pied du
mur incapable de se lever, étant tombée de deux étages. J’allai la chercher avec lui. Il pleuvait à verse, et j’apportai chez moi cette malheureuse dont la jambe droite était brisée à trois places, et dont les os avaient crevé les chairs. Elle ne se plaignait pas et
Clochette disait seulement avec une admirable résignation : « Je suis punie, bien punie ! »
Je fis venir du secours et les parents de l’ouvrière, à qui je contai la fable d’une voiture emportée qui l’avait renversée et estropiée devant ma porte. On me crut, et la gendarmerie chercha en vain, pendant un mois, l’auteur de cet accident.

Voilà ! Et je dis que cette femme fut une héroïne, de la race de celles qui accomplissent les plus belles actions historiques.

Ce fut là son seul amour. Elle est morte vierge. C’est une martyre, une grande âme, une Dévouée sublime ! Et si je ne l’admirais pas absolument je ne vous aurais pas conté cette histoire, que je n’ai jamais voulu dire à personne pendant sa vie, vous comprenez pourquoi.
Le médecin s’était tu. Maman pleurait. Papa prononça quelques mots que je ne saisis pas bien ; puis ils s’en allèrent.
Et je restai à genoux sur ma bergère, sanglotant, pendant que j’entendais un bruit étrange de pas lourds et de heurts dans l’escalier.
On emportait le corps de Clochette.
 
Et celle-ci, toujours de Maupassant plus connue et qui rappelle son livre "une Vie".

Le Testament

Je connaissais ce grand garçon qui s'appelait René de Bourneval. Il était de commerce aimable, bien qu'un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d'un scepticisme précis et mordant, habile surtout à désarticuler d'un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : "Il n'y a pas d'hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules".

Il avait deux frères qu'il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d'un autre lit, vu leurs noms différents. On m'avait dit à plusieurs reprises qu'une histoire étrange s'était passée en cette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, comme j'avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par harsard : "Etes-vous né du premier ou du second mariage de Mme votre mère ?". Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d'une façon mélancolique et douce qui lui était particulière, et il dit : "Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami".

Ma mère, Mme de Courlis, était une pauvre petite femme timide, que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D'âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu'on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d'un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles de ses fermiers ; ce qui ne l'empêcha point d'avoir deux enfants de sa femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d'être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d'un blond gris, d'un blond timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château, se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C'était un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu'il avait hérité quelque chose de cette liaison d'une ancêtre. Il savait par coeur le Contrat social, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura tellement secrète que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, délaissée et triste, dut s'attacher à lui d'une façon désespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de libre sentiment, des audaces d'amour indépendant ; mais, comme elle était si craintive qu'elle n'osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, pressé en son coeur qui ne s'ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l'aimât vraiment et qu'elle aimât.

Elle mourut. J'avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d'un conseil judiciaire, qu'une séparation de biens avait été prononcée au profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au dévouement intelligent d'un notaire, le droit de tester à sa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu'un testament existait chez ce notaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d'hier. Ce fut une scène grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre écrasée par nos moeurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l'indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l'idée d'un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s'attendait sans doute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après avoir décacheté devant nous l'enveloppe scellée à la cire rouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il reprit. Voici le testament de ma bien-aimée mère :

"Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph Gontran de Courcils, saine de corps et d'esprit, exprime ici mes dernières volontés.

Je demande pardon à Dieu, d'abord, et ensuite à mon cher fils René, de l'acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de coeur pour me comprendre et me pardonner. J'ai souffert toute ma vie. J'ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

Mes fils aînés ne m'ont point aimée, ne m'ont point gâtée, m'ont à peine traitée comme une mère.

J'ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois plus rien après la mort. Les liens du sang n'existent pas sans l'affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu'un étranger ; c'est un coupable, car il n'a pas le droit d'être indifférent pour sa mère.

J'ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j'ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon coeur.

Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortume dont la loi me permet de disposer, à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.

(Cette volonté est formulée en outre, d'une façon plus précise dans un acte notarié).

Et, devant le Juge suprême qui m'entend, je déclare que j'aurais maudit le ciel et l'existence si je n'avais rencontré l'affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n'avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s'aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensemble dans les heures d'amertume.

Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils. René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s'aimer jusqu'à leur mort et m'aimer encore dans mon cercueil.

Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

MATHILDE DE CROIXLUCE".

M. de Courcils s'était levé ; il cria : "C'est là le testament d'une folle !". Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d'une voix forte, d'une voix tranchante : "Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir devant n'inporte qui, et à le prouver même par les lettres que j'ai".

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu'ils allaient se colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l'un gros, l'autre maigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : "Vous êtes un misérable !". L'autre prononça du même ton vigoureux et sec : "Nous nous retrouverons autre part, Monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si je n'avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir".

Puis il se tourna vers moi : "Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? Je n'ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m'accompagner".

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. J'étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes frères, par crainte d'un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

J'ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me donnait et qui n'était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore consolé.

Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : "Eh bien ! je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu'une femme puisse accomplir. N'est-ce pas votre avis ?".

Je lui tendis les deux mains : "Oui, certainement, mon ami".
 
Lol .... Tout n'est pas disponible sur internet malheureusement. Il faut souvent acheter le livre :(. Et j'avoue que je préfère me limiter à copier coller plutôt qu'à retranscrire tout un conte aussi petit soit-il :p

Poste en aussi n'hésite pas ;)
 
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