La culture entre élitisme et populisme

Le rapport entre l’oralité et l’écrit est souvent envisagé sous l’angle de la dichotomie et de l’opposition. L’oralité serait associée au populaire, et l’écrit au pouvoir. Deux attitudes apparaissent : un élitisme qui dévalorise l’oralité, et un populisme qui la survalorise au détriment de la culture écrite / savante. Or, la réalité des pratiques culturelles est plus complexe.
Au cours du XIXe siècle, l’Europe inventa le terme « folklore », au sens savant du terme, lorsqu’on a senti qu’avec l’industrialisation triomphante, toute une richesse culturelle était en train de disparaître, et qu’il fallait donc recueillir les trésors oraux de contes, poèmes et proverbes liés à la société préindustrielle. C’était accomplir une sorte de deuil, à partir d’une position empreinte de nostalgie. Dans les colonies, l’intérêt pour l’oralité était suscité par une politique de contrôle, mais aussi par la curiosité de savants soucieux de sauver un patrimoine « indigène » menacé par les effets modernisateurs de la colonisation. C’est dans le même esprit que le ‘âlim-historien Mokhtar Soussi explora avec passion la mémoire orale pour écrire sa monumentale histoire culturelle du Souss. Avec l’UNESCO, la même préoccupation prit une envergure internationale. En 1997, la rencontre de Marrakech définit le concept de « patrimoine oral de l’humanité » et quatre ans plus tard, on institutionnalisa la sauvegarde du « patrimoine culturel immatériel ». C’est dans ce cadre que la place Jamâa El Fna acquit le statut de patrimoine universel.
Le public marocain aurait du mal à apprécier un film national parlant l’arabe classique. D’un autre côté, lorsque l’on se propose d’archiver la mémoire orale et que l’on passe de l’enregistrement à la transcription, ou encore à la publication, on se trouve devant un dilemme. L’utilisation de l’arabe classique appauvrit le contenu des témoignages, car on se voit obligé d’ignorer des termes et des tournures qui renvoient à une expérience collective spécifique. L’usage de l’arabe dialectal ou des parlers amazighs conserve la richesse du texte, mais en limite sensiblement l’audience. Ce clivage n’est pas dû à une différence de nature entre l’oral et l’écrit. Dans notre tradition culturelle, l’oral est plus proche du parler-vrai, de l’expérience vécue, alors que l’écrit a toujours été lié au sacré et à l’hégémonie du fiqh. L’écrit passe par le filtre de la norme, c’est-à-dire ce qu’il faudrait faire ou dire pour être dans le licite et le convenu.
Lorsqu’on parle de culture orale / populaire, s’agit-il d’une culture produite par le peuple, ou destinée au peuple ? Cette culture véhicule-t-elle toujours des valeurs qui servent l’émancipation ou l’épanouissement des milieux populaires ? Ce n’est pas si sûr. On pourrait évoquer trois champs révélateurs. La politique étatique a négligé depuis bientôt soixante ans la généralisation de l’école et sa mise à niveau. Cela réduit l’accès social à l’écrit, au livre, à la presse et à la pensée critique. C’est aussi une entrave à la formation d’une véritable opinion publique et donc à une véritable démocratisation. Le discours politique commence à adopter la langue orale et rompt avec un certain hermétisme. Mais, la vulgarisation glisse parfois vers la vulgarité et la communication orale devient un outil de traditionalisation. Nos médias audiovisuels ont opéré une nette réhabilitation de la musique populaire (‘aïta, malhoun), ce qui représente un acquis indéniable : réconcilier le public avec sa mémoire. Mais, on remarque parallèlement une nette marginalisation du livre, de la vulgarisation scientifique, et du débat profond sur le monde d’aujourd’hui. Par un curieux paradoxe, l’élitisme et le populisme se rejoignent, dans la mesure où ils empêchent de comprendre les rapports entre formes culturelles et dynamique socio-historique. Survaloriser l’oralité, c’est aussi momifier « la culture populaire » et maintenir les couches populaires dans une certaine marginalité.

Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de zamane

http://zamane.ma/la-culture-entre-elitisme-et-populisme-2/
 
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