Lybie: La guerre vue des bidonvilles du pays

Ce pays est l'un des plus riches en pétrole au monde. Malgré les énormes rentes de l'or vert, il regorge de bidonvilles sans eau ni électricité. L'envoyée spéciale du Quotidien de Tunis a parcouru ces ghettos.
 
Un homme dans une rue de Benghazi, le 26 avril 2011 (Marwan Naamani).
Cité Ezzogm est l'un des quartiers à construction anarchique de Tobrouk (ville aux mains des insurgés près de la fontière égyptienne). Ni eau courante, ni école, ni mosquée... Ses habitants n'en peuvent plus de rapporter des citernes d'eau et de faire des kilomètres pour accompagner leurs gosses à l'école... Et cela dure depuis trente-sept ans, date à laquelle cette cité a germé tel un champignon, en plein centre de Tobrouk, en raison de la pauvreté. Najeh Chérif habite ce quartier oublié, comme tant d'autres, par le régime libyen. Institutrice de son état, elle appartient à une famille de 23 membres et, avec son salaire de 300 dinars, elle aide à subvenir aux besoins de la fratrie, dont la plupart sont chômeurs.

Pour elle, le malheur est double : d'une part, elle connaît, comme la grande majorité des Libyens, une pauvreté qui n'a pas lieu d'être dans un pays pétrolier. D'autre part, elle vit, de par sa profession, l'appauvrissement du système éducatif libyen et sa transformation par le régime en une coquille vide.
Tandis que je lui évoque la part sur la rente du pétrole que le peuple libyen est censé percevoir, elle sourit d'une façon tellement ironique qu'elle aurait pu se contenter de cette expression pour toute réponse. "Quelle part, quelle rente et quel pétrole... tu crois à ces histoires... C'est un pur mensonge... le pétrole, c'est pour Mouammar et sa progéniture... des sommes faramineuses qui auraient pu transformer notre pays en véritable paradis... Nous ne sommes que quelques millions... il aurait pu nous laisser ne serait-ce qu'une petite part pour que nous puissions subvenir à nos besoins. Tu te rends compte qu'avec toutes les richesses de notre pays nous parlons de 'subvenir à nos besoins'... c'est absurde", dit-elle. "Le plus grave, c'est l'appauvrissement des cerveaux. Kadhafi a tout fait pour abrutir les Libyens en massacrant le système éducatif. Il a supprimé les langues étrangères de l'enseignement pendant des années, donnant naissance à des générations de Libyens ne parlant que l'arabe. Il a inventé les facultés et les instituts sans diplômes. Il a encouragé l'enseignement à domicile, prétendument pour remédier au problème de la saturation des écoles, un problème qui n'existe même pas. Tu sais que, dans les écoles primaires, nous appliquons le programme de Singapour. Et ne me demande pas pourquoi... c'est Mouammar qui a eu l'idée... c'est ainsi", ajoute-t-elle.
 
A des centaines de kilomètres plus loin se situe le quartier Boufekhra, à Benghazi [deuxième ville du pays et capitale de la rébellion]. Une sorte de ghetto où logent des dizaines de familles vivant dans des conditions lamentables. Sabri Ali Aboubakr, sous-officier, en fait partie. Il habite ce quartier depuis huit ans et connaît chacun de ses habitants.
"Nous n'avons ni eau, ni électricité, ni égouts. Il y a des familles qui habitent ici depuis seize ans, dans des conditions inhumaines. Des dizaines de commissions sont venues à notre rencontre et nous ont promis monts et merveilles... mais on attend toujours", affirme-t-il. Sabri touchait, avant de démissionner de son poste, un salaire de 445 dinars par mois. "Un tel salaire ne suffit-il pas pour vivre dignement dans un pays où le logement appartient à celui qui l'occupe, comme le stipule le Livre vert ?" Il répond aussitôt, sourire aux lèvres: "Quel Livre vert ?... Il est vrai que, si tu possèdes plus d'une habitation en Libye, l'Etat te soustrait l'excédentaire.
Mais pas pour la donner gratuitement aux pauvres, comme le croit tout le monde. Ces maisons sont louées pour des sommes pouvant atteindre 350 dinars et l'argent est versé aux caisses de l'Etat. Avec mes 445 dinars, je ne pourrais même pas louer un studio. Alors j'habite dans ce gourbi avec ma femme et mes deux filles, en attendant des jours meilleurs." En faisant le tour des lieux, je constate l'ampleur de la précarité de ce quartier envahi par les déchets et les eaux usées. Une dame d'un certain âge vient à ma rencontre et me dit : "Tu peux trouver du pétrole en Libye en creusant avec la main, et moi je ne trouve pas de quoi nourrir mes gosses... c'est injuste... et inacceptable."
 
Des quartiers comme celui-là, il y en a beaucoup à Benghazi, deuxième ville libyenne, où l'infrastructure routière est déplorable, même dans les quartiers dits huppés. Taballinou et El-Fuihet sont deux quartiers chics situés dans la partie ouest de Benghazi. Pour y circuler, il faudrait faire des zigzags interminables afin d'éviter les nids de poule et les fissures du goudron. "Pour circuler tranquillement dans notre quartier, il faut avoir un char.
Si tu t'y aventures avec une voiture, elle se transformera en épave en un an", me dit Ahmed, l'un des habitants de Taballinou. Il poursuit : "Est-ce que Benghazi ressemble à une métropole dans un riche pays pétrolier ? Bien sûr que non. Tous ces immeubles que tu vois datent ou bien de l'occupation italienne, ou bien de l'ère du roi Idriss. Nous avons un hôpital dont le chantier a été commencé il y a trente-cinq ans... et il n'est pas encore prêt. Tu crois que ça ne me fait pas mal au cœur de voir les Libyens aller se soigner en Tunisie, alors que nous avons les moyens d'avoir les cliniques les mieux équipées au monde ? C'est un crime qui dure depuis quarante-deux ans.
Depuis que Kadhafi est monté sur le trône, le temps s'est arrêté en Libye. Nous n'avons pas de cadres qualifiés - nos diplômes ne sont même pas reconnus à l'échelle mondiale -, ni la moindre vie politique, même pas des partis de décor, encore moins des projets d'investissement, alors que nous avons des sites touristiques à couper le souffle. Rien de rien... c'est le désert."
En parlant de tourisme, je me souviens de Bardi, cette petite localité libyenne à mi-chemin entre la frontière avec l'Egypte et Tobrouk. Un vrai paradis sur terre qui aurait pu devenir une station balnéaire sans égale. "Mouammar n'aime pas le tourisme et n'y pense même pas. Il ne veut pas se casser la tête. Il a tout l'argent du pétrole pour lui... Pourquoi veux-tu qu'il songe à investir ?"

Pendant quarante-deux ans, tout tournait autour de Kadhafi et de ses caprices. Mouammar veut ceci, Mouammar veut cela... Que veut le peuple libyen ? Mouammar n'avait pas le temps d'y penser.



Fatma BEN DHAOU OUNAIS | Le Quotidien; Tunis

Courrier International
 
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