[16/02/12] Prospérité de la potiche
http://www.peripheries.net/article330.html
« Beauté fatale », un essai de Mona Chollet
En librairie aujourd’hui, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones / La Découverte, 250 pages, 18 euros) reprend et approfondit des analyses ébauchées soit ici-même, soit dans Le Monde diplomatique. Nous vous en proposons l’introduction ci-dessous. Le texte intégral est en libre accès sur le site de l’éditeur. Un compte Seenthis permet également de suivre l’actualité des thèmes développés dans le livre.
Ecrire un livre pour critiquer le désir de beauté ? « Il n’y a pas de mal à vouloir être belle ! » m’a-t-on parfois objecté lorsque j’évoquais autour de moi le projet de cet essai. Non, en effet : ce désir, je souhaite même le défendre (voir chapitre 2). Le problème, c’est que dire cela à une femme aujourd’hui revient un peu à dire à un alcoolique au bord du coma éthylique qu’un petit verre de temps en temps n’a jamais fait de mal à personne.
Autant l’admettre : dans une société où compte avant tout l’écoulement des produits, où la logique consumériste s’étend à tous les domaines de la vie, où l’évanouissement des idéaux laisse le champ libre à toutes les névroses, où règnent à la fois les fantasmes de toute-puissance et une très vieille haine du corps, surtout lorsqu’il est féminin, nous n’avons quasiment aucune chance de vivre les soins de beauté dans le climat de sérénité idyllique que nous vend l’illusion publicitaire. Pourtant, même si l’on soupire de temps à autre contre des normes tyranniques, la réalité de ce que recouvrent les préoccupations esthétiques chez les femmes fait l’objet d’un déni stupéfiant. L’image de la femme équilibrée, épanouie, à la fois active et séductrice, se démenant pour ne rater aucune des opportunités que lui offre notre monde moderne et égalitaire, constitue une sorte de vérité officielle à laquelle personne ne semble vouloir renoncer.
Pendant ce temps, sans qu’on y prenne garde, notre vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes. La dureté de l’époque aidant, la tentation est grande de se replier sur ses vocations traditionnelles : se faire belle et materner (chapitre 1). Le cinéma est gangrené par le phénomène des « égéries », ces actrices sous contrat avec un parfumeur, un maroquinier ou une marque de cosmétiques, et plus préoccupées de soigner leur image de porte-manteau maigrichon tiré à quatre épingles que d’étendre la palette de leur jeu. Le succès des blogs mode ou beauté témoigne lui aussi d’un horizon mental saturé par les crèmes et les chiffons (chapitre 3).
Au-delà des belles images, l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante. L’obsession de la minceur trahit une condamnation persistante du féminin, un sentiment de culpabilité obscur et ravageur (chapitre 4). La crainte d’être laissée pour compte fait naître le projet de refaçonner par la chirurgie un corps perçu comme une matière inerte, désenchantée, malléable à merci, un objet extérieur avec lequel le soi ne s’identifie en aucune manière (chapitre 5). Enfin, la mondialisation des industries cosmétiques et des groupes de médias aboutit à répandre sur toute la planète le modèle unique de la blancheur, réactivant parfois des hiérarchies locales délétères (chapitre 6).
Les conséquences de cette aliénation sont loin de se limiter à une perte de temps, d’argent et d’énergie. La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres, traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. Elles les amènent à tout accepter de leur entourage ; à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres ; à toujours se sentir coupables de quelque chose ; à s’adapter à tout prix, au lieu de fixer leurs propres règles ; à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, se condamnant ainsi à un état de subordination permanente ; à se mettre au service de figures masculines admirées, au lieu de poursuivre leurs propres buts. Ainsi, la question du corps pourrait bien constituer un levier essentiel, la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences conjugales à celle contre les inégalités au travail en passant par la défense des droits reproductifs.
En France, cependant, cette question est toujours restée dans l’angle mort ; elle suscite plutôt l’indifférence. Les féministes, contrairement à leurs homologues américaines, ne s’en sont jamais vraiment emparées, y voyant, au mieux, un enjeu secondaire (1). A leur relatif désintérêt s’ajoute l’absence d’une tradition française d’étude de la culture de masse, considérée comme un objet scientifique indigne, anodin ou vulgaire — ou les deux. Or les films, les feuilletons, les émissions de télévision, les jeux, les magazines, parce qu’ils impliquent une relation affective, ludique, aux représentations qu’ils proposent, parce qu’ils mettent en branle les pouvoirs de la fiction et de l’imaginaire, informent en profondeur la mentalité de leur public, jeune et moins jeune.
Dans ce contexte, un magazine comme Elle peut se proclamer féministe sans (toujours) susciter l’hilarité, et une Elisabeth Badinter juger les représentations publicitaires inoffensives sans voir son crédit entamé. Il a fallu attendre la parution de son livre sur les dérives supposées de l’écologie, en 2010, pour que sa qualité d’actionnaire principale de Publicis, troisième groupe mondial de publicité, soit mise en avant, après avoir longtemps été éclipsée par le prestige du nom de son mari (2). De même, en 2011, les commentaires suscités par les soutiens-gorge ampliformes pour fillettes ou les mini-spas se contentaient souvent d’accuser le « marketing ». Cette explication nous fait penser aux blagues racistes ou misogynes dont l’auteur lance, lorsqu’il constate que son interlocuteur n’est pas vraiment plié en deux : « Oh, mais c’est de l’humouuur ! » Or il n’est pas innocent de prétendre faire vendre précisément avec ça, comme il n’est pas innocent de prétendre faire rire avec ça.
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« Beauté fatale », un essai de Mona Chollet
En librairie aujourd’hui, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine (Zones / La Découverte, 250 pages, 18 euros) reprend et approfondit des analyses ébauchées soit ici-même, soit dans Le Monde diplomatique. Nous vous en proposons l’introduction ci-dessous. Le texte intégral est en libre accès sur le site de l’éditeur. Un compte Seenthis permet également de suivre l’actualité des thèmes développés dans le livre.
Ecrire un livre pour critiquer le désir de beauté ? « Il n’y a pas de mal à vouloir être belle ! » m’a-t-on parfois objecté lorsque j’évoquais autour de moi le projet de cet essai. Non, en effet : ce désir, je souhaite même le défendre (voir chapitre 2). Le problème, c’est que dire cela à une femme aujourd’hui revient un peu à dire à un alcoolique au bord du coma éthylique qu’un petit verre de temps en temps n’a jamais fait de mal à personne.
Autant l’admettre : dans une société où compte avant tout l’écoulement des produits, où la logique consumériste s’étend à tous les domaines de la vie, où l’évanouissement des idéaux laisse le champ libre à toutes les névroses, où règnent à la fois les fantasmes de toute-puissance et une très vieille haine du corps, surtout lorsqu’il est féminin, nous n’avons quasiment aucune chance de vivre les soins de beauté dans le climat de sérénité idyllique que nous vend l’illusion publicitaire. Pourtant, même si l’on soupire de temps à autre contre des normes tyranniques, la réalité de ce que recouvrent les préoccupations esthétiques chez les femmes fait l’objet d’un déni stupéfiant. L’image de la femme équilibrée, épanouie, à la fois active et séductrice, se démenant pour ne rater aucune des opportunités que lui offre notre monde moderne et égalitaire, constitue une sorte de vérité officielle à laquelle personne ne semble vouloir renoncer.
Pendant ce temps, sans qu’on y prenne garde, notre vision de la féminité se réduit de plus en plus à une poignée de clichés mièvres et conformistes. La dureté de l’époque aidant, la tentation est grande de se replier sur ses vocations traditionnelles : se faire belle et materner (chapitre 1). Le cinéma est gangrené par le phénomène des « égéries », ces actrices sous contrat avec un parfumeur, un maroquinier ou une marque de cosmétiques, et plus préoccupées de soigner leur image de porte-manteau maigrichon tiré à quatre épingles que d’étendre la palette de leur jeu. Le succès des blogs mode ou beauté témoigne lui aussi d’un horizon mental saturé par les crèmes et les chiffons (chapitre 3).
Au-delà des belles images, l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante. L’obsession de la minceur trahit une condamnation persistante du féminin, un sentiment de culpabilité obscur et ravageur (chapitre 4). La crainte d’être laissée pour compte fait naître le projet de refaçonner par la chirurgie un corps perçu comme une matière inerte, désenchantée, malléable à merci, un objet extérieur avec lequel le soi ne s’identifie en aucune manière (chapitre 5). Enfin, la mondialisation des industries cosmétiques et des groupes de médias aboutit à répandre sur toute la planète le modèle unique de la blancheur, réactivant parfois des hiérarchies locales délétères (chapitre 6).
Les conséquences de cette aliénation sont loin de se limiter à une perte de temps, d’argent et d’énergie. La peur de ne pas plaire, de ne pas correspondre aux attentes, la soumission aux jugements extérieurs, la certitude de ne jamais être assez bien pour mériter l’amour et l’attention des autres, traduisent et amplifient tout à la fois une insécurité psychique et une autodévalorisation qui étendent leurs effets à tous les domaines de la vie des femmes. Elles les amènent à tout accepter de leur entourage ; à faire passer leur propre bien-être, leurs intérêts, leur ressenti, après ceux des autres ; à toujours se sentir coupables de quelque chose ; à s’adapter à tout prix, au lieu de fixer leurs propres règles ; à ne pas savoir exister autrement que par la séduction, se condamnant ainsi à un état de subordination permanente ; à se mettre au service de figures masculines admirées, au lieu de poursuivre leurs propres buts. Ainsi, la question du corps pourrait bien constituer un levier essentiel, la clé d’une avancée des droits des femmes sur tous les autres plans, de la lutte contre les violences conjugales à celle contre les inégalités au travail en passant par la défense des droits reproductifs.
En France, cependant, cette question est toujours restée dans l’angle mort ; elle suscite plutôt l’indifférence. Les féministes, contrairement à leurs homologues américaines, ne s’en sont jamais vraiment emparées, y voyant, au mieux, un enjeu secondaire (1). A leur relatif désintérêt s’ajoute l’absence d’une tradition française d’étude de la culture de masse, considérée comme un objet scientifique indigne, anodin ou vulgaire — ou les deux. Or les films, les feuilletons, les émissions de télévision, les jeux, les magazines, parce qu’ils impliquent une relation affective, ludique, aux représentations qu’ils proposent, parce qu’ils mettent en branle les pouvoirs de la fiction et de l’imaginaire, informent en profondeur la mentalité de leur public, jeune et moins jeune.
Dans ce contexte, un magazine comme Elle peut se proclamer féministe sans (toujours) susciter l’hilarité, et une Elisabeth Badinter juger les représentations publicitaires inoffensives sans voir son crédit entamé. Il a fallu attendre la parution de son livre sur les dérives supposées de l’écologie, en 2010, pour que sa qualité d’actionnaire principale de Publicis, troisième groupe mondial de publicité, soit mise en avant, après avoir longtemps été éclipsée par le prestige du nom de son mari (2). De même, en 2011, les commentaires suscités par les soutiens-gorge ampliformes pour fillettes ou les mini-spas se contentaient souvent d’accuser le « marketing ». Cette explication nous fait penser aux blagues racistes ou misogynes dont l’auteur lance, lorsqu’il constate que son interlocuteur n’est pas vraiment plié en deux : « Oh, mais c’est de l’humouuur ! » Or il n’est pas innocent de prétendre faire vendre précisément avec ça, comme il n’est pas innocent de prétendre faire rire avec ça.
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