Retour de bâton pour le britannique qui a sorti une réfugiée de 4 ans de calais

Parce qu’il a tenté de faire passer en Angleterre une jeune Afghane, Rob Lawrie risque la prison. Son procès se tiendra le 14 janvier. Il y a trois semaines, il a tenté de se suicider.

Toutes les trente secondes environ, ce bruit aigu, répétitif, sort de la mâchoire de Rob Lawrie : il crisse des dents. Un tic acquis sous la pression de ces deux derniers mois. Ses yeux, profondément cernés, semblent scruterun mystérieux point distant. Sur la table traînent des lettres apportant de mauvaises nouvelles financières. Les photos de sa femme, qui vient de lequitter, décorent encore la maison.
Le Britannique de 49 ans, qui nous reçoit dans son petit pavillon sans caractère d’une lointaine banlieue de Leeds, dans le nord de l’Angleterre, est au bout du rouleau. La porte du jardin à moitié défoncée en témoigne : il a fait une tentative de suicide il y a trois semaines, et les secouristes ont dûpénétrer d’urgence dans la maison. « Cette affaire a foutu ma vie en l’air. »

L’affaire en question est un « coup de folie », selon ses propres mots. C’était le 24 octobre. Pour la neuvième fois en deux mois, Rob est ce jour-là dans la « jungle » de Calais. Il a passé plusieurs jours sur place à fabriquer des abris en bois pour les réfugiés et leur a distribué les dons qu’il avait pu réunir en Angleterre : des bottes fourrées, des manteaux d’hiver, des couvertures… L’heure du retour approche.

Trop ému pour respecter la loi
Avant de prendre son ferry, Rob s’assoit autour du feu de camp, discutant avec quelques-uns des réfugiés. Bahar, une fillette afghane de 4 ans – que tout le monde surnomme Bru –, s’est endormie sur les genoux de Rob. Sa figure angélique et son sourire malicieux ont beaucoup touché ce grand Britannique baraqué. Depuis quelques semaines, l’enfant, qui est seule avec son père, le rencontre souvent. Une vidéo prise le matin même la montre riant aux éclats en jouant à colin-maillard avec lui. Alors, l’ancien soldat britannique a cessé de réfléchir.

“JE NE SUIS PAS UN PASSEUR. AUCUN ARGENT N’A ÉTÉ ÉCHANGÉ. CE N’ÉTAIT PAS UNE ACTION PRÉMÉDITÉE.”

Reza Ahmadi, le père, lui demande depuis des semaines de la faire passer en Angleterre, où des cousins installés près de Leeds depuis huit ans sont prêts à la recevoir. Après avoir systématiquement refusé, Rob cède. « J’ai installé Bru dans la couchette située en haut de la camionnette. Son père m’a assuré qu’elle dormirait toute la nuit. » L’opération était illégale, bien sûr. Rob en était parfaitement conscient. Mais comment laisser ainsi une fillette dans le froid et la boue, alors qu’une famille d’accueil et un lit chaud l’attendaient en Angleterre ?

Quelques heures plus tard, Rob Lawrie était arrêté par la police française puis placé dans le centre de détention de Coquelles. A la douane, les chiens avaient reniflé quelque chose à l’arrière de la camionnette. Deux Erythréens s’y étaient cachés, à l’insu du Britannique. La présence de Bru a ensuite été découverte. « Les policiers français me hurlaient dessus, je ne comprenais rien à ce qu’ils disaient. On aurait dit que j’avais violé la petite fille. »


Sans doute pour vérifier ses dires, les policiers, après avoir interrogé Rob pendant plus d’une heure, finissent par ouvrir la porte et laisser entrer Bru.« Elle pleurait, complètement désorientée. Et quand elle m’a vu, elle m’a sauté dans les bras. » Preuve était faite que la gamine connaissait bien le Britannique. Les policiers l’ont immédiatement reconduite auprès de son père. Quant à Rob Lawrie, après trois jours de garde à vue, il a été relâché,en attente de son procès à Boulogne-sur-Mer le 14 janvier 2016 pour avoir« facilité (…) la circulation irrégulière d’un étranger ». Il risque jusqu’à cinq ans de prison.

« Je ne suis pas un passeur. Aucun argent n’a été échangé. Ce n’était pas une action préméditée. J’ai fait ça sous le coup de l’émotion », se défend-il. L’émotion est partagée avec le grand public : deux pétitions, en France et au Royaume-Uni, demandant de lui épargner la prison ont recueilli plus de 130 000 signatures. « C’est formidable ce soutien sur les réseaux sociaux. Mais à 3 heures du matin, vous êtes seul avec vous-même », rappelle Rob, qui vit très mal l’attente du procès.

Il y a une part d’ange chez ce grand gaillard qui se promène en tee-shirt en plein hiver. Et une bonne dose de naïveté aussi. Le résultat d’une vie difficile, instable, un quasi-orphelin qui a vécu des moments très durs. Rob Lawrie naît près de Leeds en 1966, petit dernier de sept enfants, entre deux parents qui s’insultent, se battent et se frappent constamment. « Quand j’avais 5 ans, je passais mon temps à sortir la nuit par ma fenêtre et à m’échapper de la maison en escaladant le long des tuyaux. La police me ramenait chezmoi. »

“ARRIVÉ DANS LA « JUNGLE », CE QUE J’AI VU M’A ÉNORMÉMENT CHOQUÉ. ON SE CROIRAIT DANS UNE SCÈNE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE.”

A l’âge de 6 ans, il est placé en foyer, où il est élevé. Dix ans plus tard, les éducateurs lui demandent laquelle des trois usines locales il préfère. « J’ai dit : “pas question”. Je suis allé m’enrôler à l’armée. » Il sert notamment plusieurs années en Irlande du Nord, en pleine période de tension extrême avec les paramilitaires de l’IRA. Une décennie plus tard, il rejoint la vie civile.

Sans un sou, il s’installe dans les vestiaires d’une piscine abandonnée, où il vit plusieurs mois. Et progressivement, il remonte la pente. Une bourse à l’université de Bradford lui permet dedécrocher un diplôme d’anthropologie et de psychologie. Il crée une entreprise de vente d’alimentation surgelée, qui prospère. Il se marie, a deux enfants. Jusqu’au jour où une méningite le cloue au lit. Pendant deux ans, il sera incapable de travailler. Il perd son entreprise, divorce et connaît une nouvelle période sans domicile fixe.

Partir de zéro, Rob l’a déjà fait. Il recommence, trouve d’abord un petit boulot, puis ouvre une société de nettoyage, qui a deux employés. Il se marie une nouvelle fois, et a deux enfants. Jusqu’à ce soir de fin août de cette année, quand une émission de télé-crochet débute à la télévision. « J’en ai horreur, mais mes enfants voulaient regarder. Alors, je suis monté dans ma chambre et j’ai allumé l’ordinateur. Il faisait sombre et j’ai pris de plein fouet la photo du petit Aylan. » Ce petit Syrien mort le nez dans le sable sur une plage turque a fait le tour du monde, choquant l’opinion publique.


En quelques jours, il rassemble des dons, achète des tentes et décide de lesapporter aux réfugiés à Calais. Il y débarque sans aucun contact. « Arrivé dans la “jungle”, ce que j’ai vu m’a énormément choqué. On se croirait dans une scène de la seconde guerre mondiale. » Le pire, pour Rob, était les enfants : « Il y en avait beaucoup, je ne m’y attendais pas. »

Communicant instinctif, Rob filme les donations et met le résultat sur sa page Facebook. « En vingt-quatre heures, les gens pouvaient voir les chaussures qu’ils donnaient aux pieds de réfugiés. » L’argent afflue : il récolte près de 10 000 euros, qu’il utilise notamment pour acheter le matériel nécessaire à la fabrication d’abris en bois. Submergé par l’émotion, il laissetomber sa petite entreprise et rentre peu chez lui. Les tensions avec sa femme augmentent. Jusqu’au fameux coup de folie avec la petite Bru.

“ENTRE LA NON-ASSISTANCE À PERSONNE EN DANGER ET LE DÉLIT D’AIDER À LA CIRCULATION D’UNE PERSONNE IRRÉGULIÈRE, LA FRONTIÈRE EST TÉNUE.” LUCILE ABASSADE, L’AVOCATE DE ROB LAWRIE

Trop exemplaire pour y croire, l’histoire de Rob Lawrie ? Un conte de Noël à dormir debout ? Nous avons vérifié auprès des cousins afghans de Reza Ahmadi, qui confirment sa version des faits. Un journaliste de The Independent s’est rendu dans la « jungle » de Calais voir le père, qui lui aussi confirme. Ce dernier n’a pas souhaité nousrencontrer, lassé de l’attention médiatique. Et quid des deux Erythréens trouvés à l’arrière de la camionnette ? Rob n’a-t-il pas agi comme un passeur ? Le Britannique assure qu’il ignorait leur présence. Cette version est apparemment confirmée par la police française, qui n’a pas retenu ce chef d’inculpation contre lui. « Je n’aurais jamais pris le moindre risque lors du passage de Bru », précise Rob.

Risque-t-il vraiment la prison pour avoir voulu éviter à une enfant de 4 ans depasser l’hiver dans une tente boueuse ? L’hypothèse est crédible. Son avocate, Lucile Abassade, rappelle qu’une femme a récemment été condamnée à un an de prison ferme pour avoir tenté de faire passer un réfugié. « Pourtant, entre la non-assistance à personne en danger et le délit d’aider à la circulation d’une personne irrégulière, la frontière est ténue »,souligne-t-elle. Entre les deux, Rob Lawrie n’a pas hésité un instant.


Eric Albert (Londres, correspondance)
Journaliste au Monde


http://www.lemonde.fr/m-actu/articl...s-de-la-jungle-de-calais_4836521_4497186.html
 
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