Schopenhauer, ce coach média de Nicolas Sarkozy...

Professeur à la Sorbonne nouvelle et directeur du Centre d'études sur les images et les sons médiatiques (Ceisme), François Jost dirige la revue Télévision (CNRS éditions). Spécialiste de l'espace médiatique, il regrette le traitement que les chaines d'information en continu ont fait des tueries de Toulouse et affirme que le «sarkozysme oratoire» emprunte beaucoup à un livre de Schopenhauer publié en 1864. Entretien.

Depuis plusieurs jours, le feuilleton des tueries de Toulouse et de Montauban sature l'espace médiatique et particulièrement cathodique. Comment analysez-vous le traitement qu'en font les chaines d'information en continu?

C'est une négation de l'information. Quand on donne la parole en direct à des journalistes sur le terrain pour qu'ils disent: «Il ne se passe rien, je vous tiens au courant dès qu'il se passe quelque chose», cela en dit beaucoup sur cette dérive. Ces derniers jours, les chaîne d'info en continu en ont fait un maximum, car elles ont bien compris que l'information ne suffit pas pour garder les gens devant leur postes et qu'elle ont donc besoin d'événements.

A qui cette événementialisation de l'information profite-t-elle le plus?

Dans l'affaire de Toulouse, très largement à Nicolas Sarkozy car il a été appelé à s'exprimer régulièrement et officiellement comme président de la République. Ces derniers jours, les chaines d'info ont été le théâtre d'une sorte de feuilleton à suspense avec le plus souvent des écrans où il ne se passait rien, chacun attendant devant sa télévision un dénouement qui s'est fait loin des caméras. Il y a une édition tous les quarts d'heure, mais il n'y a pas des infos tous les quarts d'heure, il leur a donc fallu meubler et meubler encore en attendant une éventuelle nouveauté sur laquelle embrayer. Nicolas Sarkozy est le candidat qui répond le mieux aux demandes de ce système.

On connaît aussi ses qualités de débatteur. Dans ce domaine, comme vous avez écrit récemment que L'art d'avoir toujours raison publié en 1864 par Arthur Schopenhauer se révèle un inattendu bréviaire de la joute oratoire sarkozyenne...

Les journalistes disent beaucoup que les débats électoraux doivent être des affrontements sur le fond, censés aider à la manifestation de la vérité. Ce que dit Schopenhauer, c'est que le débat est d'abord l'art d'avoir raison, la «dialectique éristique», l'art de l'emporter sur son adversaire. Il montre la dimension cynique du débat et liste 38 «stratagèmes» qui permettent de remporter la bataille aux yeux de ceux qui l'observent et qui ont du coup une responsabilité. Nous sommes aussi coupables que les politiques de faire du débat une bataille qui n'a rien de constructif. Dans l'émission de Laurent Ruquier, quand les snipers font face à des politiques, on est en plein dans cette problématique de la joute.

Les émissions plus didactiques ont d'ailleurs des audiences plus faibles...

La participation des différents candidats à l'émission Capital sur M6, dans laquelle ils ont eu l'occasion d'exposer plus posément et plus en détails leurs mesures en matière économique, n'a effectivement pas donné de bonnes audiences. C'est aussi à nous, téléspectateurs, de nous interroger.
 
Quels sont ces «stratagèmes» identifiés par Schopenhauer pour prendre le dessus sur son adversaire?
Il y en a d'assez complexes. Mais, parmi les plus simples, on a celui qui consiste à marteler avec mauvaise foi qu'on ne comprend pas ce que dit son interlocuteur. Nicolas Sarkozy le fait souvent et Jean-François Copé a utilisé systématiquement cette stratégie lors de son débat face à François Hollande dans Des paroles et des actes sur France 2.

Mettre son adversaire en colère, comme Nicolas Sarkozy a réussi à le faire avec Ségolène Royal lors du débat d'entre-deux tours en 2007, fait-il partie des stratagèmes de Schopenhauer ?

Oui, le stratagème numéro 8 consiste à «mettre l'adversaire en colère, car dans sa fureur il est hors d'état de porter un jugement correct et de percevoir son intérêt. On le met en colère étant ouvertement injuste envers lui, en le provoquant et, d'une façon générale, en faisant preuve d'impudence». Et le numéro 27 est dans la même veine: «Si un argument met inopinément l'adversaire en colère, il faut s'efforcer de pousser cet argument encore plus loin: non seulement parce qu'il est bon de le mettre en colère, mais parce qu'on peut supposer que l'on a touché le point faible de son raisonnement.» C'est ce que Jean-François Copé a tenté de faire, sans y parvenir, avec François Hollande sur la question du nucléaire.

Y'a-t-il un stratagème ultime?

Oui, c'est l'insulte, une stratégie adoptée encore récemment par Nicolas Sarkozy quand il a affirmé que François Hollande mentait «matin, midi et soir». L'objectif est une fois de plus de gagner la bataille aux yeux de l'opinion, quitte à faire preuve de la plus grande mauvaise foi. Et si cela permet en plus de pousser son adversaire à la faute, c'est encore plus efficace. Selon Schopenhauer, «si l'on s'aperçoit que l'adversaire est supérieur et que l'on ne va pas gagner, il faut tenir des propos blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l'objet de la querelle (puisqu'on a perdu la partie) pour passer à l'adversaire, et à l'attaquer d'une manière ou d'une autre dans ce qu'il est.»

Quand le patron de l'UMP Jean-François Copé attaque François Hollande en affirmant que ce n'est pas avec la police de proximité que Mohamed Merah aurait été stoppé, cette accusation de laxisme et d'angélisme répond-elle à cette même stratégie ?

Cela correspond plutôt à tirer de fausses conséquences d'un fait pour piéger l'adversaire (le stratagème 24). Mais cette stratégie est dangereuse car, ce faisant, Copé repolitise immédiatement cette affaire et prend le risque de se voir rétorquer que la sécurité dans ce pays est depuis dix ans l'affaire de Nicolas Sarkozy et de l'UMP. D'autant, qu'au fond, on peut se dire que c'est d'abord la police qui a bien fait son travail. Je ne vois pas bien en quoi celui-ci aurait été différent avec quelqu'un d'autre à la tête de l'Etat. Dire l'inverse, c'est comme affirmer que lorsqu'un professeur a un prix Nobel, c'est grâce à l'action du ministre de l'Education nationale.

Ces stratégies sont-elle l'exclusive du sarkozysme ou en retrouve-t-on l'usage chez d'autres responsables politiques?
Celle consistant à couper la parole à l'adversaire pour l'empêcher de parler est malheureusement très largement partagée par la classe politique. Mais le sarkozysme oratoire, version Sarkozy ou Copé, est l'expression la plus aboutie de ces stratagèmes.
 
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