Vie et mort d'un scandale amazonien

Les Yanomamis du Venezuela ont-ils été victimes des agissements d'une poignée d'ethnologues ambitieux, corrupteurs et sans scrupule ?
« Nous vous écrivons, Monsieur et Madame les présidents, pour vous mettre au courant d'un scandale imminent qui devrait toucher l'ensemble de la profession d'anthropologue aux Etats-Unis et soulever une grande indignation dans le public... »

Ces lignes, adressées à l'American Anthropological Association (AAA) par deux chercheurs américains, Leslie Sponsel et Terence Turner, ont déclenché en septembre 2000 une mémorable tempête sur le webscientifique et dans la presse internationale.

De quoi s'agissait-il ? De la publication prochaine d'un récit (Darkness in Eldorado , Norton, 2000) dénonçant les agissements de plusieurs scientifiques contre les Indiens yanomamis du Venezuela, entre 1964 et 1995. Les principaux accusés, Napoleon Chagnon (ethnologue) et James Neel (biologiste) étaient soupçonnés d'avoir délibérément provoqué, à l'aide d'un vaccin dangereux, une épidémie de rougeole dans une population non-immunisée, dans l'espoir de vérifier certaines thèses sociobiologiques de leur cru. Telle était, selon L. Sponsel et T. Turner, l'accusation la plus grave contenue dans ce récit « digne de l'imagination d'un Josef Mengele ». Un mois plus tard, l'AAA consacra deux sessions plénières de son colloque annuel à l'examen de cette allégation. Darkness in Eldorado n'était toujours pas en vente, mais son auteur, Patrick Tierney, convoqué à San Francisco, démentit avoir attribué une telle intention machiavélique à l'équipe Neel-Chagnon.
L'indignation retomba, mais le livre rapportant bien d'autres faits condamnables, l'AAA nomma une commission d'enquête dont nous verrons plus bas les conclusions. Mais par qui le scandale est-il arrivé ?

La lecture de l'ouvrage de P. Tierney, récemment traduit en français (Au nom de la civilisation, Grasset), permet de se faire une idée plus précise de l'affaire : son sous-titre, « Comment anthropologues et journalistes ont ravagé l'Amazonie », révèle bien les intentions de l'auteur. Ethnologue puis journaliste, P. Tierney résolut en 1990 de devenir un militant de la cause indigène suite à une visite au pays yanomami.
Celui-ci, grand comme le Portugal, peuplé par 25 000 Indiens considérés, jusque dans les années 60, comme les plus isolés du monde, s'est ouvert depuis trente-cinq ans à toutes sortes d'acteurs (missionnaires, experts d'ONG, reporters et chercheurs d'or) dont la présence est controversée et entre lesquels la concurrence est rude. Parmi ceux-ci, les « anthros » (mot local pour ethnologues) entretiennent des relations souvent houleuses entre eux, ainsi qu'avec des organisations indigènes aujourd'hui assez sourcilleuses.

N. Chagnon, né à la fin des années 30, professeur à Santa Barbara, est un des premiers spécialistes à avoir montré les Yanomamis au reste du monde : son livre illustré, The Fierce People (Holt, Rinehart and Winston, 1968) a connu un succès plus grand que celui de Margaret Mead dans les années 30. Son secret ? Décrire en direct les activités guerrières d'un peuple resté apparemment dans un état de nature hobbesien, c'est-à-dire caractérisé par une violence généralisée. De 1964 à 1993, il fit de nombreux séjours en Amazonie vénézuélienne, d'où il tira divers livres et deux films très appréciés, dont les bagarres, rituelles ou mortelles, entre individus ou entre villages formaient l'essentiel de l'argument. N. Chagnon expliquait la «bellicosité» yanomami par des arguments darwiniens : chez les Yanomamis, plus on tue d'adversaires, plus on a de femmes, et donc plus on se reproduit. Dans toute sa carrière, il n'aura de cesse de démontrer cela. Une théorie qui, depuis, leur colle à la peau et a été dénoncée.

Que lui reproche P. Tierney, au-delà de ces vues antipathiques ? Beaucoup d'autres forfaits, dont celui d'avoir fabriqué de toutes pièces les comportements qu'il décrit, soit en les faisant jouer devant une caméra, soit en les induisant par sa présence. Sur la base de témoignages, il évoque N. Chagnon jeune, nu et emplumé, tirant des coups de feu à l'entrée des villages. Mais, ce qui est plus grave, il décrit surtout un ethnologue à gros budget arrosant littéralement certains villages de cadeaux jusqu'à obtenir ce qu'il voulait, c'est-à-dire de belles bagarres fondées sur la jalousie des voisins. Chiffres à l'appui, P. Tierney signale que les guerres yanomamis n'ont jamais été plus intenses qu'au lendemain des passages de N. Chagnon. Quant à celles qu'il a filmées, elles mettraient en scène des communautés qui n'existèrent que le temps du tournage...

Selon P. Tierney, l'affaire du vaccin de 1968 ne serait qu'un premier pas dans une longue suite de comportements sanitaires irresponsables, sinon criminels. Ainsi, de 1988 à 1993, N. Chagnon, alors très influent et associé à un riche propriétaire de mines d'or, dirigea un projet de réserve indigène dans une région reculée : pour se procurer des fonds et du soutien, il y aurait introduit sans aucun contrôle toutes sortes de visiteurs de marque. Le projet échoua, mais la maladie fit des ravages. Il faut savoir que dans une communauté isolée, l'importation d'une affection comme la grippe, la coqueluche ou la malaria peut faire de nombreux morts en peu de temps.

L'enfer mis en scène
Au fil des chapitres, donc, apparaît le portrait d'un chercheur non seulement détestable et malhonnête, mais ayant profondément nui à la santé physique, morale et sociale des Yanomamis, en compagnie de quelques autres, dont un ethnologue français porté sur les jeunes gens.

Toutefois, Au nom de la civilisation n'est pas un examen critique des faits, mais un agencement accablant de témoignages allant tous dans le même sens, qui entraîne le lecteur dans un hallucinant voyage en enfer. Autour de N. Chagnon surgissent des personnages tout aussi erratiques : un jeune chercheur allemand se suicide, un Français est au bord du meurtre, un missionnaire se saoule et se tue sur son tracteur, des cinéastes filment tranquillement une femme en train de mourir... D'où le sentiment d'avoir affaire à une sorte de folie propre à toute la communauté des observateurs de Yanomamis, anthropologues en tête.

Que penser d'un tel tableau ? D'abord, que l'on peut le soupçonner de renfermer un travail considérable de mise en scène des faits : la page sarcastique consacrée à Claude Lévi-Strauss est un exemple de montage citationnel qui ne résiste pas à l'examen des sources. Ensuite, que la conduite et les écrits de N. Chagnon ont déjà fait l'objet d'une polémique intense entre chercheurs aux Etats-Unis. Son rôle possible dans le déclenchement des guerres yanomamis a été dénoncé par Brian Ferguson en 1995. Quant à l'affaire de l'épidémie de rougeole, elle est sans doute l'accusation la plus faible de tout le livre.

Plus généralement, sur l'écrit de P. Tierney, la commission d'enquête de l'AAA a rendu, en mai 2001, un avis clair et détaillé : ses principales accusations sont méthodiquement réfutées ou ramenées à la dimension d'erreurs de bonne foi. P. Tierney est remercié pour avoir attiré l'attention sur la condition tragique des Yanomamis, mais vertement blâmé pour avoir porté des « accusations infondées, dénaturées et sensationnalistes » sur la conduite des ethnologues. A leur actif, aucune anomalie grave n'est retenue (1), hormis les mœurs sexuelles du chercheur français.

Reste à considérer la traduction de ce livre : elle sera sans doute lue par de nombreuses personnes qui n'auront pas connaissance du débat mené aux Etats-Unis. En refermant l'ouvrage, elles se sentiront soulevées par une juste indignation : mais que va-t-on faire contre ces odieux personnages ? J. Neel est mort en 1997, N. Chagnon a été expulsé du Venezuela en 1993 et notre compatriote (2) est en France depuis 1994. Il s'agit donc d'une histoire terminée concernant une génération d'anthropologues aujourd'hui en retraite. Ils sont remplacés par d'autres chercheurs, plus jeunes, dont les témoignages ont pour partie permis à P. Tierney d'enrichir son récit. Autant dire que la mise en cause de la profession est partielle, et le scandale éteint depuis des mois.

Quant à l'ampleur des éventuels dégâts causés par N. Chagnon et les autres, il faut tout de même rappeler, ce que ne fait guère P. Tierney, que depuis la fin des années 80, le pays yanomami a été, de manière répétée, envahi par des dizaines de milliers de chercheurs d'or brésiliens, dont l'impact sanitaire, environnemental et social est sans mesure avec ce que peuvent réaliser trois ou quatre scientifiques, même dotés de grands moyens.

http://www.scienceshumaines.com/vie-et-mort-d-un-scandale-amazonien_fr_2965.html
 
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