Maroc : Des verdicts entachés par des soupçons de torture
La Cour d’appel doit rendre justice aux activistes du Hirak
(New York) – La Cour d’appel de
Casablanca, qui doit rejuger des manifestants et activistes du Rif, devrait tenir compte d’éléments prouvant que la police avait torturé des accusés, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. Le procès en appel s’est ouvert le 14 novembre 2018.
Le 26 juin, un tribunal de première instance avait condamné l’ensemble des 53 accusés à des peines allant jusqu’à 20 ans de prison après avoir retenu leurs « aveux » comme preuves à charge, et balayé leurs réfutations desdits « aveux », qu’ils disaient arrachés sous la contrainte. Dans son jugement de 3 100 pages, le tribunal n’a pas expliqué pourquoi il avait écarté des rapports médicaux suggérant qu’au moins une partie des accusés avaient subi des violences policières pendant ou après leurs arrestations.
«
Un tribunal ne peut pas tout simplement ignorer des preuves de torture », a déclaré
Ahmed Benchemsi, directeur de la communication et du plaidoyer pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch. «
La cour d’
appel se doit d’écarter tout aveu suspect, et de garantir que personne ne soit condamné si ce n’est pour des crimes réels. »
Le Hirak, un mouvement de protestation socioéconomique né en 2016 dans la région du Rif, dans le nord du Maroc, avait organisé plusieurs grandes manifestations pacifiques jusqu’à ce qu’une vague de répression policière en mai 2017 se solde par l’arrestation de plus de 400 activistes. Cinquante-trois d’entre eux, dont les leaders du mouvement, ont été transférés à Casablanca puis jugés dans un procès collectif qui a duré plus d’un an. Le 26 juin 2018, le tribunal de première instance de Casablanca les a tous reconnus coupables de divers chefs d’accusation – notamment atteinte à la sécurité intérieure de l’État, incendie criminel, rébellion, agression d’agents de police dans l’exercice de leurs fonctions, dégradation de biens publics et organisation de manifestations non autorisées – et les a condamnés à des peines allant d’un à vingt ans de prison.
En août, le roi Mohammed VI a gracié 116 prisonniers du Hirak, dont 11 du groupe de Casablanca – mais parmi eux, aucun leader.
Les 17 et 18 juin 2017, des médecins légistes mandatés par le Conseil national des droits de l’homme (CNDH), un organe étatique indépendant, ont ausculté 34 détenus du Hirak, dont 19 du groupe de Casablanca. Leurs rapports médicaux indiquent que les blessures subies par certains détenus présentaient un «
degré de concordance élevé » ou «
moyen » avec leurs allégations d’abus policiers. Le 3 juillet 2017, des médias marocains ont fait fuiter ces rapports.
Le CNDH a déclaré ce jour-là que les rapports n’avaient pas été finalisés donc n’étaient pas officiels. Mais le lendemain, le ministre de la Justice Mohamed Aujjar
annonçait qu’il avait ordonné que des copies soient envoyées aux procureurs des tribunaux d’Al Hoceima et de Casablanca
« afin d’inclure ces expertises aux dossiers […] et ce afin de prendre les mesures légales qui s’
imposent ».
Human Rights Watch a examiné les sections pertinentes du jugement du tribunal de première instance de Casablanca, ainsi que 41 rapports d’expertise médicale – dont 19 rédigés par les médecins mandatés par le CNDH et 22 par celui mandaté par le tribunal –, assisté à 17 des 86 audiences du procès, consulté 55 documents judiciaires du dossier Hirak, et interrogé dix avocats de la défense et six proches des activistes emprisonnés.
Selon les procès-verbaux de leurs audiences devant le juge d’instruction chargé de l’affaire, 50 des 53 accusés ont déclaré que durant leurs interrogatoires au siège de la Brigade nationale de la police judiciaire (BNPJ), à Casablanca, des policiers avaient fait pression sur eux, d’une façon ou d’une autre, afin de leur faire signer des aveux auto-incriminants sans même lire leur contenu. Parmi ces accusés, 21 ont déclaré que les policiers avaient menacé soit de les violer, soit de violer leurs épouses ou leurs filles mineures. Bouchra Rouissi, une avocate de la défense, a déclaré à Human Rights Watch que 17 d’entre eux lui avaient confié avoir subi des violences physiques lors de leur interrogatoire — notamment qu’on les avait giflés, battus, qu’on leur avait donné des coups de poing au visage alors qu’ils étaient menottés, ou encore introduit des serpillères sales dans la bouche.