Article intéressant sur le TABLIGH

  • Initiateur de la discussion Initiateur de la discussion Redoan
  • Date de début Date de début
un article que j'ai écrit: long mais intéressant. Je pense que ça vaut la peine de le lire.

Le Tabligh ou la rationalisation des pratiques religieuses .

Introduction :
Il me sera difficile de garder une objectivité dans cette analyse. En effet les motivations premières de mon engagement à une sortie (Khoulouj Fissabililah) d’une semaine qui fait suite à 4 sorties d’un week-end sont la recherche d’une plus forte spiritualité et d’une plus grande proximité entre mes valeurs religieuses et mes comportements sociaux. Il m’a été possible cependant de concilier pendant cette sortie cette subjectivité avec une enquête de terrain s’intéressant aux structures de ce mouvement et à son fonctionnement, enquête qui se veut donc objective.
Les différentes discussions informelles que j’ai eues avec ces chevaliers de la conversion et du piétisme (selon l’expression de Mohamed Tozy) ainsi que les interventions des Macheikhs (vocable utilisé au sein des groupes) m’ont permises de cerner les objectifs, moyens mais également les contraintes auxquelles ce mouvement fait face. Il est très difficile de rendre compte de tous les aspects sociologiques de ce mouvement tant les différentes sphères de la sociologie (du travail, des organisations, des classes sociales, des religions) sont mobilisables. Je tenterai simplement d’incliner l’analyse sur l’organisation du mouvement et essaierai de ne pas faire de digressions sur les autres dimensions dans la mesure où elles ne servent pas cette analyse. Les angles d’attaque sont très nombreux
Les premières sorties d’un week-end avant celle d’une semaine que j’ai effectuées durant cette année (en seine St Denis et en Seine et Marne) ne m’ont pas permises d’observer de façon efficace l’organisation : ce sont des sorties courtes et c’est certainement dans la durée que les logiques se donnent à voir. C’est en allant à l’épicentre de France (au Markaz de Saint Denis) que j’ai pu développer une approche plus profonde de l’organisation.
L’objectif sera donc de montrer avec les outils de la sociologie qu’il s’agit d’une organisation dont le fonctionnement se base sur une rationalisation des pratiques religieuses axées sur un pragmatisme puissant. Cependant, cette rationalisation qui s’exprime à travers un programme détaillé lors des sorties se heurtent à des limites qui peuvent altérer leurs objectifs. C’est enfin ce risque qui pousse certains (de ce que j’ai pu observer) à une adaptation
Cette sortie d’une semaine s’est déroulée du 1/11/12 au 8/11/12. Je suis arrivé Jeudi Matin au Markaz de Saint Denis (centre de France). Une Jama’a (groupe) de 18 personnes a été constituée quelques minutes avant son départ. Envoyée à M-P en Essonne, elle y resta jusqu’à dimanche après la prière de Asr. Je faisais partie de ce groupe.
Je restai pour ma part au Markaz jusqu’à mardi après Asr. C’est là, qu’un nouveau groupe plus réduit reparti une nouvelle fois à M-P en Essonne. Prévu pour revenir Samedi, je revins jeudi matin.
Je vais d’abord rappeler les bases et objectifs et logiques de fonctionnement du mouvement.

Le Tabligh : Qu’est-ce que c’est ?
 
Il est initié dès 1880 par Muhammad Ismâil (1835-1898), mais prolongé et fondé par son fils Muhammad Ilyas Kandhalawi (1885-1944). Ses fondateurs étaient très soucieux de l’avenir d’une communauté musulmane en péril. Son existence a été justifiée en référence à un verset coranique que l’on peut traduire comme suit : « Que de vous se forme une communauté qui appelle au bien, ordonne le convenable et proscrive le blâmable »
C’est dans les années 1960 que le mouvement s’est exporté en France avec l’arrivée de missionnaires d’Inde et du Pakistan. Un des pionniers en France est Cheikh Youness qui est toujours aussi actif aujourd’hui. Par la suite beaucoup suivirent et aujourd’hui parmi les adeptes, il est possible de repérer un certain organigramme dont le haut est investi par les Macheikhs (les pionniers en quelques sortes : Cheikh Wissem, Cheikh Germech…) dont les recommandations sont suivies à la lettre et qui servent de référence lorsqu’il convient de former les nouveaux entrants. Il y a toutefois une très forte proximité entre les différentes générations ; proximité qui crédibilise l’idéologie du mouvement : que penserait-on en effet de Macheikhs qui prônent l’humilité et la modestie et que l’on ne voit pratiquement jamais sur le terrain ? Choisie ou contrainte, cette proximité existe et elle renforce l’organisation verticale du Tabligh.
Ce mouvement s’articule autour de six points centraux (appelés aussi les six qualités)9 que tout militant apprend par cœur et se doit d’appliquer durant sa vie :
1) La croyance en un Dieu unique, Allah (Shahada wa kalimat al Iman)
2) La prière avec concertation et dévotion (salat)
3) La science et le rappel perpétuel de Dieu (al Ilm wa al Zikhr)
4) L’amour et la générosité envers toutes les créatures (Ikram al Muslimin)
5) Le bien et l’intention sincère (Taslah al niya)
6) La prédication et la mission (da’wa illalah wa al khourouge fi sabillilah).
L’élément constitutif du travail s’articulant autour de ces six qualités, est la certitude que c’est le créateur qui est à l’origine de chaque cause. En effet, lors d’une discussion avec un jeune homme de 18 ans converti et en abandon scolaire, je me suis aperçu à quel point cette certitude était centrale. Ce travail de construction ou reconstruction de la certitude est en réalité fondamental car il délivre l’individu des contraintes économiques et sociales en considérant que le coût lié aux sacrifices consentis pour sortir sur le sentier d’Allah est inférieur aux avantages escomptés venant de Lui. De façon rationnelle, tout musulman a donc tout intérêt à sacrifier de son temps. Cette rationalité économique comparant coût terrestre et avantage céleste est le moteur de l’effort. Si le travail (et les Macheikhs insistent beaucoup sur cela) est avant tout tourné sur soi (« se corriger », « dompter son âme bestiale, son nafs »), il est naturellement tourné également sur la communauté musulmane, la Oumma et tout musulman dispose d’un potentiel de foi (Al Iman) endormi par les structures de nos sociétés modernes basées sur la réussite professionnelle, l’accès à la propriété et globalement la réussite profane. Cela justifie des Khoulouj selon un programme établi, une pédagogie de la pratique religieuse : trois jours par mois, quarante jours dans l’année, et quatre mois si possible. Je me souviens d’un émir qui nous disait qu’une sortie de quatre mois est purificatrice, elle nettoie les maladies du cœur.
 
. Il est vrai, et je l’ai constaté que dans ce travail la solidarité y est forte et ces sorties longues constituent des chocs biographiques qui modifient radicalement (peut-être pas définitivement) la personnalité individuelle. Il m’a été permis de rencontrer des anciens dealers de drogue, consommateurs, fêtards, athée… Un autre émir converti et ancien dans cet effort me confiait lors d’une conversation qu’il avait goûté à toutes les drogues (héroïne, LSD…) et qu’aucune ne lui avait procuré la sensation qu’il ressent avec la foi sincère.
L’objectif final est de redonner un sens sacré à la vie et aux rites religieux considérant qu’ils sont pour la plupart tombés dans des processus de routinisation devenant ainsi des obligations plus sociales que divines. Il est aussi celui de faire revivre la Sunna du prophète (Sws) car dans chaque acte du prophète, il y a pour celui qui le fait une adoration.
Ce programme est une référence mais en réalité, l’organisation des sorties est extrêmement souple et s’adapte bien volontiers aux contraintes, imprévus, individus. Je n’ai pas complètement terminé les 10 jours. Il suffit simplement d’en aviser le responsable à l’avance. Aucune justification ne m’a été demandée.
Comment fonctionne une sortie ?
Avant toute sortie, il faut trouver une mosquée ou tout autre point de chute (généralement, un musulman qui pratique aussi cet effort qui accepte de recevoir chez lui la Jama’a). Contrairement à ce que l’on peut croire, ce n’est pas aussi simple. Certaines mosquées se méfient, cette idéologie étant considérée comme sectaire, marginale au regard des pratiques prophétiques ; Cet effort ne fait pas consensus auprès des savants.
Les points que je vais citer reflètent à peu près de choses les pratiques les plus courantes.
Après que le groupe ait été constitué, une concertation (une Machoura considérée comme une adoration) s’improvise pour sélectionner un émir (en Arabe, c’est celui qui donne les ordres). La sélection ne se fait pas sur la base de compétences professionnelles indiquant la capacité à coordonner les activités au sein du groupe mais sur la base de l’ancienneté de la « carrière religieuse » au sein de l’effort. De fait, la confusion entre compétences organisationnelles et ancienneté dans l’effort peut se traduire par des difficultés éprouvées par l’Emir pour mener à bien les activités. Incontestablement, il est le plus apte à donner les conseils et il connaît le mieux les étapes à suivre dans ce travail.
Les groupes qui partent depuis le Markez assistent aux interventions de Macheikh (dans mon cas, j’ai pu assister à celles de Cheikh Youness et Cheikh Wissem). Leur charisme redonne en quelque sorte le sens originel de ce travail qui lui-même peut se routiniser et devenir une habitude sociale. Lors de ces interventions, il ne m’a pas échappé de voir des mines s’illuminer. Je me souviens de ce jeune homme de 19 ans (qui était en sortie de quatre mois) lorsqu’il a téléphoné à sa mère juste après l’intervention de Cheikh Wissem. Il lui faisait alors part de son état de spiritualité transcendante pendant l’intervention, il se croyait alors disait-il au paradis.
 
Toute la fonction des Macheikh me semble-t-il réside là : un travail de sacralisation/ resacralisation de cet effort. Le faire sortir de la routine. Seul le charisme peut freiner ou faire reculer le processus de routinisation des activités.
Bien entendu, c’est également le travail de l’émir à un niveau plus local.
Les premiers conseils qui sont donnés concernent le comportement à suivre pendant le trajet en transport ou en voiture. Le monde extérieur est alors présenté comme un espace de Fitna (zizanie, sédition) et l’émir met en garde le groupe surtout contre les femmes. On invite alors à baisser le regard tout en ayant des activités d’évocation (Dikhr), d’invocation (Dou’a) de rappel mutuel (Da’wa Infiradi). Les autres conseils renvoient à ce que l’on peut appeler du marketing religieux et l’image renvoyée à l’Autre dans cet espace public hétérogène est très importante, c’est une forme de prédication par le comportement : ne traverser les routes que sur les espaces dédiés, ne pas traverser à un bonhomme rouge, mesurer le ton de sa voix, l’ampleur des gestes, ne pas frauder dans les transports, laisser sa place aux plus âgés, handicapés… Globalement le comportement social se veut intégrateur et est perçu par le groupe comme une cause de la satisfaction d’Allah.
Les trajets se font BCBG (Barbe, Chapelet, Bâtonnet de siwak, Gandoura) ce qui peut annihiler tous les effets escomptés d’un comportement normé dans les attitudes mais déviant dans les apparences.
Aussi ce risque de stigmatisation peut se renforcer lorsque l’émir souhaite sur le quai de la gare de St Denis (stade de France) à l’heure du coucher du soleil (heure de pointe) faire la prière du Maghreb. C’est finalement une discussion entre l’émir et un autre membre du groupe ayant des connaissances avérées qui tranche la discussion : il est autorisé selon la jurisprudence de regrouper Maghreb et Al icha’ à l’heure de cette dernière, étant en voyage. Cette situation contraste avec le souci de l’image. Quel aurait été l’état de notre réputation si la prière avait été faite ? Cela traduit bien les convictions religieuses du mouvement : quand l’ordre d’Allah arrive, il doit être exécuté quel que soit le contexte.
Les transports sont aussi l’occasion de faire le rappel. Ainsi, il n’est pas rare que des musulmans viennent discuter avec nous pour en savoir un peu plus sur nos objectifs. Peu d’entre eux nous désavouent mais beaucoup sont respectueux et encouragent nos efforts comme s’ils étaient épargnés par ce travail considérant qu’il n’est du ressort que de ceux qui le pratiquent.
Une fois accumulés dans notre esprit les biens de ce bas monde, les mauvais regards, les mauvaises paroles, une dou’a est faite visant à recentrer les esprits sur l’objectif central : la guidée de la Oumma.
 
Une fois arrivés à la mosquée, une Machoura est faite et aborde des points beaucoup plus pratiques : lieu de couchette, repas, repérage des toilettes, mutualisation des ressources financières).
Des conseils sont également prodigués qui portent sur les invocations avant de s’endormir sur les positions d’adoration pendant le sommeil…
Une journée type s’articule autour de différentes activités.
Dès la prière de Sobh, un membre du groupe est désigné pour exécuter un Bayan (intervention d’une dizaine de minutes centrée sur la puissance d’Allah) devant les fidèles de la mosquée. La sélection peut se faire immédiatement après Sobh par l’émir en faisant comprendre par un regard mais elle peut se faire également la veille durant LA Machoura du soir.
La sélection se fait généralement sur la base d’expérience : on n’envoie pas n’importe qui au charbon. Toutefois, lorsque l’émir demande à un membre et que la réponse est affirmative, alors cela signifie que celui-là en est capable. Ce fût mon cas. Je commençai alors pendant à temps libre de la journée à préparer mon intervention sur papier. C’est alors que l’on me fit comprendre que je n’étais pas sur la bonne voie car les paroles doivent être sincères et sortir du cœur. Toute préparation à l’avance casse l’authenticité de l’intervention et contredit les consignes des Macheikhs qui ne souhaitent pas que le papier fasse partie du moment. Soit, je laissai alors raisonnablement ma place à quelqu’un de plus expérimenté dans la sincérité.
Après ce bayan, les membres du groupe se concertent et définissent le programme de la journée. Ainsi le voilà :
- Des travaux collectifs (lecture de Hadith, apprentissage des 6 qualités et récitation de sourates accompagnée de corrections mutuelles)
- Des travaux individuels (lecture de Coran, Dikh)
- Des Jawlas (des rondes dans le quartier) : leur but est d’inviter les musulmans (surtout jeunes) à la mosquée et l’on s’organise pour qu’ils soient reçus pendant des activités d’apprentissage.
- Du « bayt-bayt », c’est-à-dire du porte à porte avec une logique de suivi.
- Des lectures de Hadith après la prière de Dohr et Asr.
- Un autre bayan après la prière d’Al maghreb.
Tous les moments libres doivent être occupés au maximum par des activités d’apprentissage. Tout temps consacré au sommeil ou à la flânerie (ou encore aux discussions profanes) est associé à une domination du Nafs sur nous-même. Ce puritanisme et ascétisme n’est en réalité qu’un idéal vers lequel le groupe doit tendre. Le pragmatisme de l’émir veut que soit institué des temps de repos, des temps libres…
De la compétence de l’émir à organiser la journée dépend la réalisation des objectifs. Certains émirs assignent tous ces travaux sur écrit dès le bayan du Sobh avec les personnes concernées. Dans mon groupe, la coordination des activités fut difficile, les temps de travaux n’ayant pas été définis à l’avance.
Bien entendu, c’est également pendant cette concertation du matin que sont désignés des personnes dans la khidma (le travail de cuisine, de courses…).
 
La ville de M-P est très active dans l’effort. Une dizaine de personne ont mis en place un programme étalé sur la semaine. Leur connaissance du terrain a été très utile dans notre organisation.
Une rationalisation du Tabligh : le cas de la ville de M-P
Ce qui de prime abord surprend dans cette ville, c’est la redoutable organisation mise en place par une poignée de personne. Cette organisation se veut rationnelle et adaptative aux besoins de la ville.
Lorsque l’on s’intéresse aux profils socio-professionnels des membres, cela explique. Une majorité des membres du groupe actif dans la ville est composé d’étudiants (un qui prépare sa thèse en pharmacie, un autre en chimie…). Les membres du groupe sont en majorité jeunes. Il est piloté par un membre très expérimenté de l’effort (plus de 20 ans me semble-t-il) commerçant. Tous sont nés en France et donc maîtrisent les codes socio-culturels du pays. Tous sont en BCBG pendant cet effort.
Plusieurs interventions de ce cheikh et les observations du fonctionnement de ce groupe me font dire que le Tabligh change de visage…
Ce groupe organise durant la semaine des concertations dont l’objectif et de faire un bilan du travail effectué et celui à venir. Un quadrillage de la ville a été effectué. Les secteurs de la ville sont attribués à chacun des membres (deux voire trois membres par secteur) dont des objectifs précis ont été attribués :
- Un recensement du nombre de familles musulmanes
- Des visites régulières et avant la fin de l’année le groupe s’est fixé l’objectif de revisiter l’ensemble de la famille.
- Recruter de nouveaux missionnaires
- Faire augmenter le nombre de musulmans priant à la mosquée.
A cela s’ajoute des rondes régulières très tôt le matin : accompagnés de chouquettes, les jeunes se relaient pour les distribuer aux commerçants et plus globalement aux musulmans. L’un d’eux me confiait en effet lorsque je l’ai accompagné un matin que c’est à ce moment-là que les individus sont réceptifs, leur cœur n’étant pas encore affectés par les activités mondaines.
Une soirée, notre Jama’a a pu assister à l’une de leur concertation. Pilotée par le commerçant le plus expérimenté, ce qui se donnait à voir était une réunion de commerciaux dont la question s’articulait autour des moyens les plus efficaces pour vendre leur produit. Fort de son expérience professionnelle, il mobilise les outils de la vente pour les introduire dans le travail de prédication. Soit, la prédication est devenue une profession nécessitant des compétences.
Un plan de M-P est alors déplié et la concertation commence. Un nouveau quadrillage des secteurs était alors nécessaire. Des carnets sont distribués aux missionnaires dans lesquels toutes les traces des visites doivent figurer : nom de famille, jour de visite, humeur. Ces carnets devaient alors servir à renforcer la coordination des activités au sein de chaque sous-groupe du groupe. Les relais sont censés se faire plus efficacement. Cela atteste de la crédibilité de l’effort auprès des visités.
 
Une carte de visite est également distribuée : elle est destinée à être donnée aux femmes. En effet, les « Bayt-bayt » sont encadrés par des règles strictes rappelées par ailleurs avant chaque départ. Tout d’abord, les groupes qui partent faire du porte à porte sont rarement plus de trois. Une division du travail s’opère, elle est extrêmement souple : un guide (Dalîl) et un porte-parole. C’est le responsable de la maison qui est demandé et de façon précautionneuse, les missionnaires se mettent sur le côté pour éviter de tomber nez à nez avec une femme. Si c’est le cas et que le responsable n’est pas là, le message ne peut pas être transmis. Or, les femmes sont également visées par ce travail de transmission. Un moyen d’éviter cette contrainte est la remise d’une carte de visite sur laquelle nous pouvons lire : « Les jardins du paradis : cercles de vertus pour femmes musulmanes ».
Sur celle-ci figure adresse et numéro de téléphone.
L’effort est pensé en termes de marché. Les mots demande et offre apparaissent à maintes reprises lors de la concertation. La demande existe et il faut y répondre de façon efficace. Par ailleurs lors d’une autre intervention assurée par ce même commerçant qui a duré presque deux heures à laquelle mon groupe et celui de M-P ont assisté, une redéfinition de l’effort semblait se dessinait du moins dans ses formes : En effet, la multiplication des normes associées à un comportement prophétique peut entraîner une confusion entre but et moyens : les moyens devenant un but en soi.
Habituellement il est d’usage de pratiquer cet effort en BCBG. Par ailleurs il y a toute une sémantique utilisée au sein du mouvement et propre à celui-ci : vous en avez un aperçu tout au long de ce texte Or la communauté musulmane hétérogène dans sa forme et dans sa représentation du musulman vivant en société occidentale, peut lors d’une visite, se sentir trop éloigné des codes culturels du musulman en face de lui. Cette situation bien entendu peut créer une distance religieuse et rendre les visites inefficaces.
Je me souviens que lors d’une visite, un missionnaire que j’accompagnais utilisa les mots Da’wa Tabligh, Jama’a en mode BCBG. En face de lui un musulman habillé de façon occidentale mais qui maîtrisais l’arabe. On ne peut que s’interroger sur les interrogations de notre interlocuteur quant à notre véritable objectif.
Lors de cette intervention, le commerçant nous propose donc des formules prêtes à l’emploi et des attitudes à avoir. Il conseille la formule suivante :
« Bonjour, nous sommes les musulmans de la mosquée et de la ville, nous visitons tous les musulmans et aujourd’hui c’est votre tour. Nous avons un programme à vous proposer pour vous, votre femme et vos enfants. Pouvons-nous nous asseoir quelques instants afin que je puisse vous le détailler ?
 
Il proposa même de diversifier les styles vestimentaires et qu’il y ait des « costards trois pièce au sein des missionnaires ».
Toute la démarche se réduit à cette question : comment s’adapter aux évolutions de la société et réduire l’écart entre le missionnaire et la communauté musulmane. Cet écart s’accentue lorsque les missionnaires sont très vite identifiés comme les Tablighis. De fait le changement des formes peut renforcer l’efficacité de la prédication.
Sur le fond, pour rassurer les missionnaires, peut être attachés aux formes, le commerçant nous confie que la Da’wa est assurée et il n’y a aucune trahison aux origines du mouvement.

Conclusion
Le passage de la tradition à la modernité au cours du 19ème siècle se serait accompagné d’une rationalisation des activités économiques et sociales et d’une « démagification du monde » selon Max Weber. La complexité des comportements religieux et les évolutions récentes des sociétés modernes nous invitent cependant à renouveler notre regard sur la place de la religion.
Ce réseau islamique transrégional et transnational, le plus grand au monde selon Gilles Kepel, fait de plus en plus d’adeptes. Sa rationalisation des pratiques religieuses est me semble-t-il un élément décisif : cet aspect dynamique attire de plus en plus d’adeptes appartenant aux couches supérieures de la société (ingénieurs, cadres, médecins, entrepreneurs) : il offre un style de vie en cohérence avec les principes religieux. L’ambivalence des pratiques sociales en contradiction avec les injonctions religieuses est pour certains de plus en plus insoutenable : cette pédagogie de la foi retrouvée offre une solution dans cette transhumance identitaire. Le musulman cohérent y trouve son compte.
En retour, c’est ce nouveau visage du Tabligh qui permet à cette dynamique d’accompagner le mouvement de la société et d’adapter la prédication aux changements sociaux.
Loin de s’opposer à la modernité, les missionnaires du Tabligh en sont le produit.
 
Retour
Haut