Je poste un papier un peu long mais qui pose la même question à toute la gauche.
"L’article ci-dessous a été écrit pour un public américain et son but était de critiquer une pétition de « solidarité avec le peuple syrien » qui reflète toutes les ambiguïtés de la pensée de la gauche occidentale sur la question de la guerre et de l’impérialisme, ambiguïtés qui ont pour conséquence qu’aucune opposition systématique aux politiques américaines n’émane de la gauche, alors que ces politiques deviennent de plus en plus impopulaires au niveau de l’opinion publique, même en Europe.
La droite dont je parle, libertarienne ou paléo-conservatrice, n’a pas vraiment d’équivalent en Europe : les libertariens défendent la liberté la plus plus absolue du marché, mais aussi les libertés individuelles et sont farouchement opposé au militarisme et aux politiques d’ingérence. Le site
http://antiwar.com/ reflète bien leur point de vue. Les paléo-conservateurs sont socialement conservateurs et étaient très anti-communistes pendant la guerre froide, mais n’ont pas suivi les néo-conservateurs dans la politique d’ingérence post guerre froide, politique qui prétend défendre les intérêts américains, mais qui, par le plus grand des hasards, coïncident le plus souvent avec ceux d’Israël. Le site
http://www.theamericanconservative.com/ exprime le point de vue paléo-conservateur. L’institut Ron Paul regroupe des libertariens mais aussi Denis Kucinich, l’ex-membre le plus progressiste de la Chambre des Représentants. L’ex-secrétaire au Trésor sous l’administration Reagan, donc « de droite », Paul Craig Roberts, allie critique radicale de l’impérialisme mais aussi des politiques économiques néo-libérales (
http://www.paulcraigroberts.org/).
En France, le PCF a commencé par accepter, sans preuves, la responsabilité du « régime de Bachar al Assad » , tout en s’opposant à l’intervention militaire de la France, ce qu’a fait aussi Jean-Luc Mélenchon. Le NPA affirme son « soutien total à la révolution syrienne » ,tout en refusant ce que la plupart de ces révolutionnaires demandent, à savoir une intervention militaire étrangère (
http://www.npa2009.org/node/38502). Probablement une nouvelle application de la dialectique. Le site médiapart, aussi classé à gauche, a publié un appel dithyrambique à la guerre en Syrie, appel qui incorpore toutes les invocations d’usage dans l’arsenal du terrorisme intellectuel (Mein Kampf, Auschwitz…).
Le Front National, par contre, a dés le début exprimé son scepticisme, et son opposition à une intervention française, ce qu’il avait déjà fait lors de la guerre en Libye. Dire cela n’est pas faire l’apologie du FN, mais constater un fait : comme aux Etats-Unis, une partie de la droite « extrême » est opposée aux guerres de façon plus consistante que le plus gros de la gauche. Je ne propose pas une « alliance » avec le FN, qui est de toutes façons impossible, mais j’invite la gauche, y compris radicale, à se poser honnêtement des questions : ne serait-ce pas elle qui, aveuglée par l’idéologie de l’ingérence humanitaire, a fini par adopter des positions anciennement d’extrême droite (soutien aux guerres américaines, rejet de la Charte de l’ONU et mépris à l’égard des positions de la Russie, de la Chine ou de l’Amérique Latine) et a ainsi laissé au FN le champ libre pour occuper des positions traditionnellement de gauche (scepticisme par rapport à la propagande de guerre et respect de la souveraineté nationale) ?
Au début des années 1970, de nombreuses personnes, y compris moi, croyaient que toutes les « luttes » de cette période étaient liées entre elles : la révolution culturelle en Chine, les guérillas en Amérique latine, le printemps de Prague et les “dissidents” d’Europe de l’Est, mai 68, le mouvement des droits civiques, l’opposition à la guerre du Vietnam et les mouvements anticolonialistes, nominalement socialistes, en Afrique et en Asie. Nous pensions également que les régimes « fascistes » en Espagne, au Portugal et en Grèce, par analogie avec la Seconde guerre mondiale, ne pouvaient être renversés que par une lutte armée, très probablement prolongée.
Aucune de ces suppositions n’était juste. La révolution culturelle n’avait aucun rapport avec les mouvements anti-autoritaires à l’Ouest ; les dissidents d’Europe de l’Est étaient, en général, pro-capitalistes et pro-impérialistes, et l’étaient souvent fanatiquement ; les guérillas d’Amérique latine étaient un mirage (à part en Amérique centrale) et les mouvements de libération nationale n’étaient rien d’autre que cela : ils aspiraient (légitimement) à la libération nationale et se disaient socialistes ou communistes seulement à cause du soutien que leur offraient l’Union soviétique ou la Chine. Les régimes « fascistes » d’Europe du Sud se sont transformés d’eux-mêmes sans offrir une réelle résistance et encore moins une lutte armée. De nombreux autres régimes autoritaires leur ont emboîté le pas : en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Indonésie, en Afrique et à présent dans une partie du monde arabe. Certains se sont écroulés de l’intérieur, d’autres sont tombés après quelques manifestations.
Je me suis souvenu de ces illusions de jeunesse quand j’ai lu une pétition « de solidarité avec les millions de Syriens qui luttent pour la dignité et la liberté depuis mars 2011”, dont la liste de signataires inclut de nombreuses personnalités de la gauche occidentale. La pétition affirme que “La révolution en Syrie représente une part fondamentale des révolutions nord-africaines, mais elle est également une extension de la révolte zapatiste au Mexique, du mouvement des sans-terre au Brésil, des révoltes contre l’exploitation néolibérale en Europe et en Amérique du Nord, ainsi qu’un écho des mouvements pour la liberté iranien, russe et chinois.”
Les signataires exigent bien sûr que Bachar al-Assad quitte immédiatement le pouvoir, ce qui est censé être l’unique « espoir pour une Syrie libre, unifiée et indépendante ». Ils décrivent aussi la Russie, la Chine et l’Iran comme étant en train “de défendre le massacre du peuple”, bien que ces nations soient “prétendument amies des Arabes” ; ils reconnaissent que “les États-Unis et ses alliés dans le Golfe sont intervenus pour soutenir les révolutionnaires”, mais les blâment pour “l’avoir fait clairement pour leurs propres intérêts cyniques” et pour essayer de “réprimer et subvertir l’insurrection”. Il n’est pas très clair si cela est compatible avec la ligne qui suit dans le texte, qui prétend que “les puissances mondiales et régionales ont abandonné le peuple syrien”.
L’essence de la pétition consiste en des affirmations grandiloquentes de “solidarité” de la part “d’intellectuels, d’universitaires, de militants, d’artistes, de citoyens concernés et de mouvements sociaux”, “à l’égard du peuple syrien pour insister sur la dimension révolutionnaire de leur lutte et pour éviter les batailles géopolitiques et les guerres par procuration qui se déroulent dans leur pays.” Rien que ça !
Cette pétition vaut la peine d’être analysée en détail, parce qu’elle résume bien tout ce qui ne va pas dans la pensée de gauche dominante actuelle et elle illustre et explique pourquoi il n’y a plus de gauche véritable en Occident. Le même type de raisonnement a dominé la pensée de gauche occidentale au cours des guerres du Kosovo et de Libye et dans une certaine mesure au cours des guerres en Afghanistan (“solidarité avec les femmes afghanes”) et en Irak (“ils iront mieux sans Saddam”).