Difkoum
Anti sioniste et khawa khawa.
L’inattendu a-t-il encore sa place dans un monde soumis à la dictature des algorithmes ?
Scène de métro à Paris : une femme monte et entame sa plainte. Elle est SDF, elle cherche un ticket, du pain, une issue. A côté d’elle, assise, une autre femme parle au téléphone et s’esclaffe. Grands rires nourris aux murmures, aux souvenirs de complicité. Les passagers de la rame sont un peu gênés, comme obligés d’assister à quelque chose d’indécent : le rire de l’une croise la plainte de l’autre. Chaque fois que la femme SDF se tait pour reprendre son souffle après avoir raconté sa misère, l’autre femme se lance dans un rire gras et moqueur. Personne ne pouvait lui demander de rire moins ou de rire plus tard ? Le croisement des deux vies avait quelque chose du sens de la moquerie. Mais de qui ? C’est plus simple de dire que c’était le hasard. Sujet du jour, alors. C’est qu’on découvre que le hasard se meurt peu à peu avec les temps modernes ou les temps à venir. C’est ce qu’on répète en s’attardant sur les nouveaux dieux des écrans : les algorithmes et les géants transnationaux du Web. On peut même lire sur le sujet de la mort du hasard amoureux à cause des sites de rencontres.
« Mektoub ». A bien y réfléchir, cette petite mort de l’aléatoire s’étend à presque tout, finalement. Même au suffrage universel, la démocratie. « Tout est calculé », désormais. Un peu la version numérique d’une expression ancienne du monde dit arabe : « Tout est écrit. » Mektoub. L’algorithme est désormais cette part d’invisible restauré, cette divinité à la naissance lente mais continue qui « gouverne », cette restauration du Verbe. On veut le croire, des Eglises existent déjà pour l’incarner. Le code est là pour le choix de nos achats, les rencontres amoureuses, mais aussi pour nous « profiler », dessiner, cibler et décider de nos envies et désirs, de la hiérarchie de nos assouvissements possibles. Les plus inquiets parlent des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) comme des nouvelles souverainetés qui vont renvoyer les Etats-nations à l’histoire brève des féodalités anciennes et des régimes pastoraux. Les plus imaginatifs concluent à la dictature redéfinie : Big Brother est un marchand, pas un dictateur.
Peut-être que l’une des guerres du futur est à imaginer entre deux factions : les enfants du code et les défenseurs du hasard.
C’est donc un peu le dernier épisode de cette guerre contre le hasard qu’on mène depuis l’aube des temps. Soumettre, codifier, ranger, étiqueter et comprendre pour pouvoir reproduire, puis prévoir et donc mieux gouverner, vendre ou se faire élire et dominer. Du coup, on aboutit à cette définition, peut-être la plus courte, de la dictature et de l’utopie ou de la névrose : c’est la mort du hasard. Lorsque rien d’imprévu ne peut m’arriver ou me réveiller, rien de neuf n’est possible et je suis déjà mort ou prisonnier ou soumis. Mais aussi rien de douloureux, d’angoissant ou de grave. Avec un bon code, un meilleur algorithme, on pouvait éviter la scène du métro. Plus loin : peut-être que l’une des guerres du futur est à imaginer entre deux factions : les enfants du code et les défenseurs du hasard. Le hasard aura son drapeau avec un jeu de dés et l’ordre celui de l’arobase @.
Complot. Curieuse histoire ancienne : en Occident, le hasard n’a pas bonne presse. Il est dégradé en valeur négative, comme « approximation », désordre, accident, irrationalité. C’est le contraire de la maîtrise et donc de la volonté. Ce n’est pas un dieu incognito, mais un dieu pourchassé et dépossédé. Dans d’autres cultures, le destin prime encore. Ecrit sous forme du fameux mektoub, mais aussi comme karma ou autre. On ne le traque pas, car il n’existe pas officiellement. On peut le désamorcer par la voyance ou la prière, clandestinement. Tout est écrit, tout est calculé. Au mieux, le hasard est un complot occidental pour « nous » manipuler.
Mort donc, le hasard ? Jamais définitivement : il suffit d’un échec amoureux, par exemple, d’une révolution, d’un moment à déconstruire l’écume des vagues ou les oiseaux sans chiffres, une grille de Loto ou un numéro qui ressemble à un mot au bout de la langue. En Algérie, un journaliste, Chawki Amari, a publié un roman sur une secte d’adorateurs du hasard traqués par les services des « affaires religieuses ». Le livre, « Balak » – traduire par « Peut-être », mais aussi par « Attention à toi ! » –, parle d’amour et d’inquisition. C’est donc le futur. Le hasard contre le calcul.
Scène de métro à Paris : une femme monte et entame sa plainte. Elle est SDF, elle cherche un ticket, du pain, une issue. A côté d’elle, assise, une autre femme parle au téléphone et s’esclaffe. Grands rires nourris aux murmures, aux souvenirs de complicité. Les passagers de la rame sont un peu gênés, comme obligés d’assister à quelque chose d’indécent : le rire de l’une croise la plainte de l’autre. Chaque fois que la femme SDF se tait pour reprendre son souffle après avoir raconté sa misère, l’autre femme se lance dans un rire gras et moqueur. Personne ne pouvait lui demander de rire moins ou de rire plus tard ? Le croisement des deux vies avait quelque chose du sens de la moquerie. Mais de qui ? C’est plus simple de dire que c’était le hasard. Sujet du jour, alors. C’est qu’on découvre que le hasard se meurt peu à peu avec les temps modernes ou les temps à venir. C’est ce qu’on répète en s’attardant sur les nouveaux dieux des écrans : les algorithmes et les géants transnationaux du Web. On peut même lire sur le sujet de la mort du hasard amoureux à cause des sites de rencontres.
« Mektoub ». A bien y réfléchir, cette petite mort de l’aléatoire s’étend à presque tout, finalement. Même au suffrage universel, la démocratie. « Tout est calculé », désormais. Un peu la version numérique d’une expression ancienne du monde dit arabe : « Tout est écrit. » Mektoub. L’algorithme est désormais cette part d’invisible restauré, cette divinité à la naissance lente mais continue qui « gouverne », cette restauration du Verbe. On veut le croire, des Eglises existent déjà pour l’incarner. Le code est là pour le choix de nos achats, les rencontres amoureuses, mais aussi pour nous « profiler », dessiner, cibler et décider de nos envies et désirs, de la hiérarchie de nos assouvissements possibles. Les plus inquiets parlent des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) comme des nouvelles souverainetés qui vont renvoyer les Etats-nations à l’histoire brève des féodalités anciennes et des régimes pastoraux. Les plus imaginatifs concluent à la dictature redéfinie : Big Brother est un marchand, pas un dictateur.
Peut-être que l’une des guerres du futur est à imaginer entre deux factions : les enfants du code et les défenseurs du hasard.
C’est donc un peu le dernier épisode de cette guerre contre le hasard qu’on mène depuis l’aube des temps. Soumettre, codifier, ranger, étiqueter et comprendre pour pouvoir reproduire, puis prévoir et donc mieux gouverner, vendre ou se faire élire et dominer. Du coup, on aboutit à cette définition, peut-être la plus courte, de la dictature et de l’utopie ou de la névrose : c’est la mort du hasard. Lorsque rien d’imprévu ne peut m’arriver ou me réveiller, rien de neuf n’est possible et je suis déjà mort ou prisonnier ou soumis. Mais aussi rien de douloureux, d’angoissant ou de grave. Avec un bon code, un meilleur algorithme, on pouvait éviter la scène du métro. Plus loin : peut-être que l’une des guerres du futur est à imaginer entre deux factions : les enfants du code et les défenseurs du hasard. Le hasard aura son drapeau avec un jeu de dés et l’ordre celui de l’arobase @.
Complot. Curieuse histoire ancienne : en Occident, le hasard n’a pas bonne presse. Il est dégradé en valeur négative, comme « approximation », désordre, accident, irrationalité. C’est le contraire de la maîtrise et donc de la volonté. Ce n’est pas un dieu incognito, mais un dieu pourchassé et dépossédé. Dans d’autres cultures, le destin prime encore. Ecrit sous forme du fameux mektoub, mais aussi comme karma ou autre. On ne le traque pas, car il n’existe pas officiellement. On peut le désamorcer par la voyance ou la prière, clandestinement. Tout est écrit, tout est calculé. Au mieux, le hasard est un complot occidental pour « nous » manipuler.
Mort donc, le hasard ? Jamais définitivement : il suffit d’un échec amoureux, par exemple, d’une révolution, d’un moment à déconstruire l’écume des vagues ou les oiseaux sans chiffres, une grille de Loto ou un numéro qui ressemble à un mot au bout de la langue. En Algérie, un journaliste, Chawki Amari, a publié un roman sur une secte d’adorateurs du hasard traqués par les services des « affaires religieuses ». Le livre, « Balak » – traduire par « Peut-être », mais aussi par « Attention à toi ! » –, parle d’amour et d’inquisition. C’est donc le futur. Le hasard contre le calcul.
- par Kamel Daoud, pour Le Point - octobre 2018