Les fassis ne sont pas les seuls marocains doués en affaires.
Le grand capital amazigh a aussi ses stars, son histoire et ses particularités
En privé, le Premier ministre Driss Jettou se présente sereinement comme "un artisan de la chaussure". Un industriel du cuir, de père épicier, qui a gravi tous les échelons du succès économique et politique. Le maire de Casablanca, Mohamed Sajid, a la fière réputation dun homme daffaires, bailleur de fonds dONG de Taroudant, appelé à la rescousse de la politique
locale. Le magnat de lindustrie, Aziz Akhennouch, affiche, à la tête de la région Souss Massa quil préside, la ferme volonté de ressusciter sa région et sa culture. Un industriel de Bni Iznassen, tout aussi puissant, Mohamed Hassan Bensaleh, a suffisamment la cote auprès du Palais pour quon le désigne discrètement premier non-Fassi éligible à la présidence de la CGEM. Cest clair, les grandes fortunes berbères deviennent plus visibles. La tendance nest pas nouvelle. Le bureau détudes Novaction avait prédit au début des années 80, chiffres à lappui, que "dans vingt ans, le capitalisme soussi supplanterait son rival fassi". Le temps est passé, mais la tendance na pas été totalement inversée. À défaut, on vit un remake de léquipe de résistants riches, venus du Sud, qui gravitaient autour de Mohammed V (Ahmed Oulhaj Akhennouch, Abdellah Abaâkil, Mohamed Amhal, Mohamed Wakrim et Mohamed Aït Manna). Une génération et quelque plus tard, les mêmes noms, ou presque, tiennent le haut du pavé de la bourgeoisie daffaires berbère. Economiquement, comme ethniquement, voire sociologiquement, les grandes fortunes berbères ont une histoire propre à raconter.
De l'épicerie au holding
Un peu dhistoire est nécessaire. Les Berbères, non Chlouh (Soussis), dont les plus illustres sont les Bensaleh, Demnati et Lyoussi, tiennent leur fortune subite dun père caïd, propriétaire terrien ou exploitant minier au temps du protectorat. Ceux qui nont pas été dépossédés de leur patrimoine (notamment Glaoui) ont su tirer profit dune parenthèse historique. Ils nont rien de commun avec les Chlouh du Sud qui accumulent leurs fonds depuis des siècles. Ces derniers sont traditionnellement des commerçants, des caravaniers, qui sillonnaient le Sahara jusquaux confins du Soudan. Prenez le fameux transporteur Aït Mzal. Il descend dune tribu de caravaniers. Avec la bénédiction du Makhzen, il a remplacé le chameau par le bus. Mais lorsquil a voulu soumissionner pour la CTM en privatisation, rapporte cet expert dans le secret des dieux, "Hassan II a apposé son veto".
Dautres ont dabord eu un réseau national dépiceries sous la main (160 chez Abdellah Abaâkil, 300 chez Moulay Massoud Agouzzal, etc). "Quand Agouzzal est venu me demander un crédit de 90 millions de dirhams pour acheter une sucrerie, le siège à Rabat a considéré que ses échoppes suffisaient comme garantie pour le lui accorder", raconte l'économiste Omar Akalay, chef dagence bancaire à lépoque. La capacité de lélite soussie à muter du petit commerce à la grande industrie a certainement une explication culturelle. "Cest une société paradoxalement solidaire et individualiste", note lanthropologue Mohamed Alhyan. Amenés historiquement à survivre en quittant leurs terres arides et hostiles, "les meilleurs commerçants se voient confier par leur famille ou membres de la même tribu des fonds pour les faire fructifier ailleurs". La solidarité ne suffit pas pour comprendre lesprit dentreprise des gens du Sud. "Ils ont en commun avec les Fassis, écrit lancien ministre des Finances, Mohamed Berrada, le sens de linnovation, la recherche du risque et la mobilité géographique". Le plus mobile de tous est Moulay Boujemaâ Ghennage qui doit, selon Akalay, son patrimoine hôtelier à son réseau de supérettes lancé depuis 1963 en Europe. La tendance nest pas nouvelle, dailleurs. "Les Soussis sillonnent les ponts des deux rives de la Méditerranée", rapportait Hassan El Ouezzan, dit Léon lAfricain.
Tout cela est bien beau, mais les leviers politiques nont pas manqué non plus, et ce dès le début de lindépendance. Certes, les hommes du Makhzen en ont profité en priorité. Mais Haj Omar Tissir (alias Ness Blaça), pour ne citer que lui, en faisait partie et cela lui a valu une nomination en or au conseil dadministration de la BNDE. Principale pourvoyeuse dagréments, de construction entre autres, "cette institution bancaire lui a permis de consolider sa place comme leader du bâtiment et des travaux publics", raconte lun de ses compagnons. Il est vrai que les Fassis ont eu une plus grosse part du gâteau, prééminence du parti de lIstiqlal oblige. Mais entre 1959 et 1960, il y a eu une parenthèse heureuse. "Sous le gouvernement Abdellah Ibrahim (UNFP), le critère majeur pour accorder des licences dimport nétait pas lappartenance ethnique, mais le fait dêtre anti-istiqlalien. Et les Soussis répondaient souvent à ce critère", explique Akalay. Cest ainsi que des nantis comme Abaâkil et Kassidi ont pu devenir les principaux négociants de blé au Maroc. "Leur marge de bénéfice était tellement grande, note Ahmed Benkirane, alors secrétaire dÉtat au Commerce extérieur, quils ont réussi, au moment de la marocanisation (après 1970), à acquérir des minoteries juteuses".
Quoique proches des socialistes et provenant dune région de "frondeurs", ces nouveaux capitalistes saffirment à lombre du sultan, et avec sa bénédiction quand il le faut. Agouzzal a racheté Chimicolor directement à la famille royale. Aït Menna doit beaucoup à son associé Salah Kabboud, qui était par ailleurs le moniteur de golf de Hassan II. Les autres exemples abondent. Mais il serait très réducteur dexpliquer lascension des Soussis uniquement par leur proximité du Palais. La preuve, au milieu des années 70, le ministère de lIntérieur décide de casser les reins des nouveaux venus, Soussis en particulier, dans le domaine du textile. Comment ? Alors que le secteur était protégé et limportation interdite, il crée une société écran, Zgafimex, qui distribue les licences à gauche et à droite permettant de noyer le marché par des produits venus de lEurope de lEst. Autre preuve, lorsque Hassan II leur demande de créer un holding régional au début des années 80, leur réaction est plutôt molle. Abdellah Azmani, Abderrahmane Bouftass et Mohamed Aït Mzal sempressent de fonder la société Touizi (dérivé de Touiza, forme traditionnelle de solidarité), juste pour lui faire plaisir. Ce sera un bluff dallégeance. Une manière très soussie de ne pas dire non.
Alliances multiformes
Si aujourdhui le capitalisme berbère a si fière allure, cest que du chemin a été parcouru au sein des entreprises. Au début, la force de chacun fut sa spécialisation. Les pionniers de lagro-alimentaire (Bouftass, Tazzit, Belhassan) ont réussi à se maintenir parce quils travaillent en vase clos avec le réseau dépiceries. Dautres plus puissants, comme Agouzzal, ont réussi à maîtriser toute la chaîne de leur filière (tanneries, peinture industrielle) en multipliant les acquisitions. Dautres investisseurs ont fait montre de suffisamment de capacité dadaptation pour savoir changer de cap. Cest le cas de la famille Raji. Grands négociants du thé après lindépendance, ils se sont reconvertis, après la nationalisation de lOffice national du thé et du sucre, dans la promotion immobilière. Aujourdhui que le secteur sest re-libéralisé, ils reviennent de plus belle avec une marque phare sur le marché (Sultan). "À ce stade, industriel, moderne, les ressorts traditionnels de la solidarité soussie, tel 'Adoual' (travail sans rémunération, compensé par une part du chiffre daffaires), pratiquée dans les petits commerces, nest plus à lordre du jour", démontre Alhyan. Mais pour mieux réussir, les Soussis se mettent souvent en binôme, voire en trio. "Cest parfois une manière de transposer la solidarité tribale", comme pour le trio Jettou-Bouftass-Tazzit. Dautres fois, cest une connivence historique, politique, comme lillustre le couple Akhennouch-Wakrim, inséparables depuis le mouvement national. Dautres fois encore, le tribal et le politique justifient lalliance. Ainsi de Kabboud-Aït Manna, unis par Demnat et les circuits de golf.
Le grand capital amazigh a aussi ses stars, son histoire et ses particularités
En privé, le Premier ministre Driss Jettou se présente sereinement comme "un artisan de la chaussure". Un industriel du cuir, de père épicier, qui a gravi tous les échelons du succès économique et politique. Le maire de Casablanca, Mohamed Sajid, a la fière réputation dun homme daffaires, bailleur de fonds dONG de Taroudant, appelé à la rescousse de la politique
locale. Le magnat de lindustrie, Aziz Akhennouch, affiche, à la tête de la région Souss Massa quil préside, la ferme volonté de ressusciter sa région et sa culture. Un industriel de Bni Iznassen, tout aussi puissant, Mohamed Hassan Bensaleh, a suffisamment la cote auprès du Palais pour quon le désigne discrètement premier non-Fassi éligible à la présidence de la CGEM. Cest clair, les grandes fortunes berbères deviennent plus visibles. La tendance nest pas nouvelle. Le bureau détudes Novaction avait prédit au début des années 80, chiffres à lappui, que "dans vingt ans, le capitalisme soussi supplanterait son rival fassi". Le temps est passé, mais la tendance na pas été totalement inversée. À défaut, on vit un remake de léquipe de résistants riches, venus du Sud, qui gravitaient autour de Mohammed V (Ahmed Oulhaj Akhennouch, Abdellah Abaâkil, Mohamed Amhal, Mohamed Wakrim et Mohamed Aït Manna). Une génération et quelque plus tard, les mêmes noms, ou presque, tiennent le haut du pavé de la bourgeoisie daffaires berbère. Economiquement, comme ethniquement, voire sociologiquement, les grandes fortunes berbères ont une histoire propre à raconter.
De l'épicerie au holding
Un peu dhistoire est nécessaire. Les Berbères, non Chlouh (Soussis), dont les plus illustres sont les Bensaleh, Demnati et Lyoussi, tiennent leur fortune subite dun père caïd, propriétaire terrien ou exploitant minier au temps du protectorat. Ceux qui nont pas été dépossédés de leur patrimoine (notamment Glaoui) ont su tirer profit dune parenthèse historique. Ils nont rien de commun avec les Chlouh du Sud qui accumulent leurs fonds depuis des siècles. Ces derniers sont traditionnellement des commerçants, des caravaniers, qui sillonnaient le Sahara jusquaux confins du Soudan. Prenez le fameux transporteur Aït Mzal. Il descend dune tribu de caravaniers. Avec la bénédiction du Makhzen, il a remplacé le chameau par le bus. Mais lorsquil a voulu soumissionner pour la CTM en privatisation, rapporte cet expert dans le secret des dieux, "Hassan II a apposé son veto".
Dautres ont dabord eu un réseau national dépiceries sous la main (160 chez Abdellah Abaâkil, 300 chez Moulay Massoud Agouzzal, etc). "Quand Agouzzal est venu me demander un crédit de 90 millions de dirhams pour acheter une sucrerie, le siège à Rabat a considéré que ses échoppes suffisaient comme garantie pour le lui accorder", raconte l'économiste Omar Akalay, chef dagence bancaire à lépoque. La capacité de lélite soussie à muter du petit commerce à la grande industrie a certainement une explication culturelle. "Cest une société paradoxalement solidaire et individualiste", note lanthropologue Mohamed Alhyan. Amenés historiquement à survivre en quittant leurs terres arides et hostiles, "les meilleurs commerçants se voient confier par leur famille ou membres de la même tribu des fonds pour les faire fructifier ailleurs". La solidarité ne suffit pas pour comprendre lesprit dentreprise des gens du Sud. "Ils ont en commun avec les Fassis, écrit lancien ministre des Finances, Mohamed Berrada, le sens de linnovation, la recherche du risque et la mobilité géographique". Le plus mobile de tous est Moulay Boujemaâ Ghennage qui doit, selon Akalay, son patrimoine hôtelier à son réseau de supérettes lancé depuis 1963 en Europe. La tendance nest pas nouvelle, dailleurs. "Les Soussis sillonnent les ponts des deux rives de la Méditerranée", rapportait Hassan El Ouezzan, dit Léon lAfricain.
Tout cela est bien beau, mais les leviers politiques nont pas manqué non plus, et ce dès le début de lindépendance. Certes, les hommes du Makhzen en ont profité en priorité. Mais Haj Omar Tissir (alias Ness Blaça), pour ne citer que lui, en faisait partie et cela lui a valu une nomination en or au conseil dadministration de la BNDE. Principale pourvoyeuse dagréments, de construction entre autres, "cette institution bancaire lui a permis de consolider sa place comme leader du bâtiment et des travaux publics", raconte lun de ses compagnons. Il est vrai que les Fassis ont eu une plus grosse part du gâteau, prééminence du parti de lIstiqlal oblige. Mais entre 1959 et 1960, il y a eu une parenthèse heureuse. "Sous le gouvernement Abdellah Ibrahim (UNFP), le critère majeur pour accorder des licences dimport nétait pas lappartenance ethnique, mais le fait dêtre anti-istiqlalien. Et les Soussis répondaient souvent à ce critère", explique Akalay. Cest ainsi que des nantis comme Abaâkil et Kassidi ont pu devenir les principaux négociants de blé au Maroc. "Leur marge de bénéfice était tellement grande, note Ahmed Benkirane, alors secrétaire dÉtat au Commerce extérieur, quils ont réussi, au moment de la marocanisation (après 1970), à acquérir des minoteries juteuses".
Quoique proches des socialistes et provenant dune région de "frondeurs", ces nouveaux capitalistes saffirment à lombre du sultan, et avec sa bénédiction quand il le faut. Agouzzal a racheté Chimicolor directement à la famille royale. Aït Menna doit beaucoup à son associé Salah Kabboud, qui était par ailleurs le moniteur de golf de Hassan II. Les autres exemples abondent. Mais il serait très réducteur dexpliquer lascension des Soussis uniquement par leur proximité du Palais. La preuve, au milieu des années 70, le ministère de lIntérieur décide de casser les reins des nouveaux venus, Soussis en particulier, dans le domaine du textile. Comment ? Alors que le secteur était protégé et limportation interdite, il crée une société écran, Zgafimex, qui distribue les licences à gauche et à droite permettant de noyer le marché par des produits venus de lEurope de lEst. Autre preuve, lorsque Hassan II leur demande de créer un holding régional au début des années 80, leur réaction est plutôt molle. Abdellah Azmani, Abderrahmane Bouftass et Mohamed Aït Mzal sempressent de fonder la société Touizi (dérivé de Touiza, forme traditionnelle de solidarité), juste pour lui faire plaisir. Ce sera un bluff dallégeance. Une manière très soussie de ne pas dire non.
Alliances multiformes
Si aujourdhui le capitalisme berbère a si fière allure, cest que du chemin a été parcouru au sein des entreprises. Au début, la force de chacun fut sa spécialisation. Les pionniers de lagro-alimentaire (Bouftass, Tazzit, Belhassan) ont réussi à se maintenir parce quils travaillent en vase clos avec le réseau dépiceries. Dautres plus puissants, comme Agouzzal, ont réussi à maîtriser toute la chaîne de leur filière (tanneries, peinture industrielle) en multipliant les acquisitions. Dautres investisseurs ont fait montre de suffisamment de capacité dadaptation pour savoir changer de cap. Cest le cas de la famille Raji. Grands négociants du thé après lindépendance, ils se sont reconvertis, après la nationalisation de lOffice national du thé et du sucre, dans la promotion immobilière. Aujourdhui que le secteur sest re-libéralisé, ils reviennent de plus belle avec une marque phare sur le marché (Sultan). "À ce stade, industriel, moderne, les ressorts traditionnels de la solidarité soussie, tel 'Adoual' (travail sans rémunération, compensé par une part du chiffre daffaires), pratiquée dans les petits commerces, nest plus à lordre du jour", démontre Alhyan. Mais pour mieux réussir, les Soussis se mettent souvent en binôme, voire en trio. "Cest parfois une manière de transposer la solidarité tribale", comme pour le trio Jettou-Bouftass-Tazzit. Dautres fois, cest une connivence historique, politique, comme lillustre le couple Akhennouch-Wakrim, inséparables depuis le mouvement national. Dautres fois encore, le tribal et le politique justifient lalliance. Ainsi de Kabboud-Aït Manna, unis par Demnat et les circuits de golf.