La fabuleuse saga du keffieh à travers les âges

Devenu célèbre grâce à la lutte des fedayin palestiniens et au discours de Yasser Arafat de 1974 devant l’Assemblée générale des Nations unies, le keffieh a une longue histoire enracinée au Proche-Orient, avant son appropriation par le monde de la mode.

En janvier 2008, un magazine consacrait un article au keffieh, mis à l’honneur deux années auparavant par le couturier Balenciaga. « Sobre ou flashy, orné de pampilles, lurex ou autres breloques… le keffieh nouveau est donc définitivement dans le “cou” ! Plié en diagonale, pointe en bas — façon bandana — et les extrémités retombant nonchalamment sur les épaules, il apporte la touche finale à une silhouette. »
L’article rappelait brièvement que le keffieh était la « coiffe traditionnelle des paysans et des Bédouins de la péninsule Arabique » et qu’il ne s’était chargé d’une signification politique qu’à partir de 1936, lors de la révolte palestinienne contre les occupants britanniques. Il avait été adopté dans les années 1980 par les punks puis par les jeunes manifestants. L’emprunt par les créateurs de mode, puis par quelques grandes enseignes de prêt-à-porter sous diverses formes (foulard retravaillé, multicolore ou simple motif) posait la question de son appropriation culturelle. En 2017, on trouvait même le keffieh parmi la centaine de vêtements et d’accessoires constituant l’exposition du Museum of Modern Art de New York, « Items : Is Fashion Modern ? »

Emblème de la lutte des Palestiniens​

Parmi ces emprunts, les plus contestés furent peut-être ceux réalisés par des stylistes israéliens. En 2015, pour la semaine de la mode de Tel-Aviv, Ori Minkowski avait confectionné des robes à partir de keffiehs fabriqués à Hébron. Il s’agissait, selon lui, de créer un symbole de coexistence entre Israéliens et Palestiniens ; mais ce n’était pas forcément ainsi que cela avait été perçu. En 2016, Dorit Bar Or proposa divers vêtements féminins dérivés du keffieh.
Dès le début de la décennie, un keffieh avec l’étoile de David avait provoqué la colère de la rappeuse palestino-britannique Shadia Mansour. Elle composa une chanson qui en faisait un étendard identitaire :
Lève le keffieh
Le keffieh, le keffieh arabe
Lève-le pour le Bilad al-Cham, un keffieh arabe reste arabe.



Mais cette dimension identitaire assimilant le keffieh à la Palestine ou à l’arabité peut tout à fait être déconstruite. Il est vraiment devenu le symbole de la lutte palestinienne au tournant des années 1960-1970. Deux icônes ont joué un rôle majeur dans la création de cet emblème du militant palestinien : Leïla Khaled et Yasser Arafat. En 1969, Leïla Khaled, née à Haïfa en 1944 et membre du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), avait détourné vers Damas l’avion de la TWA qui reliait Los Angeles à Tel-Aviv. Sa photo la plus célèbre, où on la voit avec une kalachnikov et un keffieh, a été reprise, semble-t-il en 2012, dans une fresque réalisée sur le mur qui sépare Israël de la Cisjordanie, près de la porte vers Bethléem, avec le slogan « Don’t forget the struggle ».
 
Le 13 novembre 1974, Yasser Arafat intervenait à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies à la suite de la reconnaissance par l’ONU de l’OLP. Dans Le Monde du 15 novembre 1974, Henri Pierre décrit la scène :
Lorsque, les deux mains au-dessus de la tête, comme un champion de boxe, il salua l’Assemblée qui, debout, lui faisait une ovation, l’étui de son revolver apparaissait, mais il était vide… Certes, le leader palestinien est fidèle à son image. Il portait très long le keffieh à carreaux blancs et noirs, le blouson ouvert sur une chemise brune, sans cravate. Mais il s’était rasé, et il déposa ses fameuses lunettes noires sur le pupitre de la tribune.
J’ai souvenir, mais je n’en ai pas retrouvé trace, de l’avoir entendu un jour expliquer lors d’une interview qu’il pliait son keffieh de façon à ce que celui-ci évoque le dôme de la mosquée al-Aqsa, à Jérusalem, et que le pan de côté dessine une carte de la Palestine avant son éclatement. Il est mort en 2004 sans avoir abandonné son foulard.
Plus récemment, la jeune Ahed Tamimi, nouvelle égérie de la cause palestinienne, arbore le keffieh noir et blanc.

La coiffe du Bédouin​

Mais sait-on bien d’où vient cette coiffe ? Sur cette question, Reinhart Dozy, dans son Dictionnaire détaillé des noms des vêtements chez les Arabes, paru en 1845, avait une opinion personnelle. En effet, il lui paraissait évident que le mot n’avait pas d’origine arabe :
Pour moi, je pense que koufîah n’est autre que cuffa en italien, cofia en espagnol, coiffe en français et coifa en portugais. Je suppose encore que les Orientaux ont emprunté ce mot aux Italiens qui, dans le Moyen Âge, exerçaient le commerce dans les ports d’Égypte et de Syrie, et qui transportaient les croisés.
L’hypothèse pourrait être séduisante, mais ne repose sur rien, sinon une proximité phonétique manifeste. L’étymologie généralement retenue rapproche le mot du nom de la ville irakienne de Koufa, mais sans aucune explication. Le mot est étonnamment absent des anciens dictionnaires arabes, à l’exception du Tāj al-ʿarūs écrit au XVIIIe siècle par Murtaḍa Al-Zabidi : « Quelque chose qui est porté sur la tête, ainsi nommé parce qu’il s’enroule. » Dans un tout autre contexte, le mot est employé pour désigner un dévidoir, un fuseau. Ce serait donc la racine même du mot qui ferait sens.
 
Retracer l’histoire de ce carré de tissu n’est guère évident, car il n’a pas toujours retenu l’attention. Il n’est devenu saillant qu’au XXe siècle. Auparavant, les voyageurs en attestent en passant, comme un élément parmi d’autres du costume des Bédouins. Eux-mêmes, parfois, le portent, comme l’orientaliste allemand Julius Euting lors de son incursion dans l’intérieur de l’Arabie en 1883 :
Afin de protéger la tête de l’ardeur du soleil, j’ai d’abord mis un bonnet de feutre blanc, et au-dessus un keffijeh doublé, c’est-à-dire un foulard de simple coton bleu plié en triangle, dont une pointe pend au milieu du dos tandis que les deux autres tombent sur les épaules ; la coiffe tout entière était maintenue par l’habituelle corde de laine noire des Bédouins, en un double tour.
Mais lorsqu’il rencontra l’émir Muhammad Ibn Abdallah Al-Rachid à Ha’il, ce dernier portait un keffieh de coton rouge avec un agal de fils d’or. Il n’y avait pas de standard.
Cependant, tous les voyageurs ne portaient pas le keffieh. Au contraire, comme l’explique le comte de Perthuis, qui séjourna dans le désert de Syrie en 1866 :
Je n’avais pas commis la faute, insigne dans cette partie du Levant, de me déguiser sous un costume arabe et de coiffer le tarbouche ou le turban. L’Européen, le Frangi, doit y affirmer sa nationalité par ses vêtements ordinaires : il jouit ainsi d’un plus grand prestige, commande le respect, inspire même une crainte salutaire quand on le sait bien armé et résolu. C’est donc le casque colonial sur la tête et dans mon costume ordinaire de chasse ou de voyage que je ralliai mes gens.
Le Désert de Syrie. L’Euphrate et la Mésopotamie, Paris, Hachette, 1896

La synthèse la plus complète est peut-être celle donnée par Max von Oppenheim à partir de ses observations dans les années 1890 :
La coiffe nationale des Bédouins arabes est le kefije ou cezije [chāchiya], un tissu de coton, ou de soie pour les gens distingués, d’environ un mètre carré, replié à la diagonale et porté sur la tête de manière que deux coins retombent sur les côtés et la troisième pointe dans le dos. Ce tissu est maintenu sur la tête grâce à une corde en poils de chèvre (‘agāl), souvent de couleur noire et généralement d’une solidité remarquable, qui, enroulée deux fois autour de la tête, est appuyée fermement sur le tissu. Sous le keffieh, les Bédouins portent souvent un bonnet de feutre ou de coton. Le keffieh a les couleurs les plus variées : bleu, rouge ou noire, uni ou surtout avec des motifs blancs. S’il est en soie, la couleur prédominante est le jaune. Aussi considéré comme élégant, le keffieh très sombre tissé d’or ou d’argent. Dans le sud de la Mésopotamie, le keffieh est souvent rouge ou bleu, et l’agal blanc.
Vom Mittelmeer zum Persischen Golf. Durch den Hauran, die syrische Wüste und Mesopotamien, Berlin, Dietrich Reimer, Vol. II, 1900.
 
Charles G. Addison, dans le récit de son voyage à Palmyre évoque un jeu de miroir assez amusant. Alors qu’en 1835, il faisait halte dans un campement de Bédouins Anézé, il réjouit ses hôtes en leur montrant une illustration tirée du Modern Traveller représentant une bande de Bédouins attaquant une caravane. « Ils reconnaissaient la ressemblance avec eux-mêmes, pointant du doigt et s’écriant : “Arabee, Arabee – Mashallah – taieeb” [Des Arabes, des Arabes – Dieu soit loué – C’est bien !], et ils riaient et montraient les lances, les keffiehs, les dromadaires, et semblaient tellement amusés que l’image fut découpée et présentée au cheikh, à la grande satisfaction de tous. » Le cliché de la gravure orientaliste était ainsi en quelque sorte validé par les Bédouins eux-mêmes.
Au début du XIXe siècle, les témoignages sont sans ambiguïté. Waclav Seweryn Rzewuski, un comte polonais qui passa deux années parmi les Bédouins entre 1817 et 1819, a donné une description assez précise du keffieh :

Leur costume est simple. Un mouchoir vert rayé de jaune noué par une corde faite de poil de chameau couvre leur tête, une chemise à manches larges et pointues, un caleçon sous la chemise, une ceinture de cuir à laquelle est fixé un couteau d’Eguel, un manteau rayé de brun ou de bleu, voilà ce qui constitue la garde-robe.
Impression d’Orient et d’Arabie. Un cavalier polonais chez les Bédouins, 1817-1819, Paris, José Corti/Muséum national d’histoire naturelle, 2002.
De même, pour John L. Burckhardt4, le keffieh est spécifique aux Bédouins. Dans la région du Hawran, les paysans druzes ne le portent que rarement ; ils sont habillés comme les fellahs des environs de Damas.
 

S’habiller « à l’arabesque »​

Avant le XIXe siècle, le mot est beaucoup plus rare. En juin 1770, Pierre Marie François de Pagès entreprit une traversée du désert de Bassora à Damas au sein d’une caravane de marchands. Alors qu’il s’était vêtu à la façon des Turcs pour se déplacer en ville, il fut obligé de s’habiller à la manière des Arabes pour ne pas être distingué des autres. Il détaille, mais sans donner de mots arabes :
Les hommes portent sur la tête un très grand mouchoir de soie et de coton, il y est attaché par une autre toile de coton très ample, qui, ayant fait deux fois le tour de la tête, vient tomber sur les épaules qu’elle couvre par son ampleur : l’excédent des bouts du mouchoir de soie, après s’être doublé sur la bouche et sur le nez, vient se replier dans la pièce de coton qui le serre contre la tête. On couvre ainsi la bouche et le nez, pour se garantir de la sécheresse qu’occasionne le vent.
Voyages autour du Monde, vers les deux pôles, par terre et par mer, Paris, Moutard, 1782.

Laurent d’Arvieux, qui séjourna chez les Bédouins de Palestine en 1664-1665, publia des années plus tard un tableau des mœurs et coutumes des Arabes du désert. Ayant dû s’habiller à la mode bédouine, il donne une explication précise de cette sorte de turban :
Mon premier soin fut, après avoir laissé croître ma barbe, de m’habiller à l’arabesque pour n’être point reconnu sur les chemins ; et pour cela je pris un turban, qui consistait en une calotte de drap rouge, entourée d’un voile, ou écharpe de soie noire, rayée d’or, de deux aunes en carré, dont la frange torse, et longue d’un demi-pied, pendait sur le front et à côté des joues, faisant à peu près le même ornement que les cheveux font au visage. Un des bouts de cette écharpe, appelée bustmani, pendait sur le devant de mon épaule gauche, et l’autre qui était passé dans les replis de ses détours, sortait du haut du bonnet, et formait une sorte de panache, qui descendait par derrière, jusque sur le dos.
Voyage fait par ordre du roy Louis XIV dans la Palestine, Paris, André Cailleau, 1717.

Plus avant dans les siècles passés, les descriptions se font rares, et souvent imprécises. Au XVIe siècle, Leonhard Rauwolf voyagea le long de la vallée de l’Euphrate et dut traverser le territoire contrôlé par le « roi d’Arabie ». Mais pour ne pas être perçus comme des étrangers parmi les Bédouins, les membres du groupe changeaient parfois la disposition de leur turban et laissaient « pendre une des extrémités selon leur mode, dont il se faisait de l’ombre pour se protéger de la chaleur, qui est très cruelle dans ce pays »
Au XIVe siècle, Guillaume de Boldensele raconte que les Arabes du désert du Sinaï « s’entourent la tête et le cou d’une longue toile ou d’un long drap »6. Au XIIIe siècle, Louis de Joinville, qui rencontre des Bédouins dans la montagne libanaise, atteste lui aussi de cette pratique qu’il juge affreuse : « Leurs têtes sont entortillées de linges qui leur passent par-dessous le menton, ce qui les rend gens très laids et hideux à regarder, car les cheveux de leur tête et les poils de leurs barbes sont tout noirs. ».
 

Dans les bazars de Damas​

Dans le désert, on s’entortille la tête. Soit. Peut-on pour autant utiliser le terme de « keffieh » ? Ou faut-il le réserver à la période plus moderne pour désigner un textile précis, plus standardisé ?
Porté par les Bédouins, le keffieh n’est pas pour autant fabriqué par eux ; ils l’achetaient en ville, comme bien d’autres produits. En novembre 1835, Charles G. Addison, lors de son passage dans le bazar de Damas, trouva, entre autres, « des mouchoirs verts et jaunes bordés de longues cordelettes et de lanières, formant une élégante frange, que les Bédouins utilisent comme keffie ».
Et si les Bédouins ne venaient pas à la ville, c’étaient les marchands qui partaient au désert. Selon Ulrich J. Seetzen, dans un mémoire de juin 1806 publié dans les Annales des voyages, les marchands damascènes se joignaient à la caravane du pèlerinage pour atteindre les tribus arabes, qui ne vivaient pas du tout en autarcie :

""Quoique la manière de vivre et de se vêtir des Arabes nomades soit extrêmement simple, il y a pourtant une quantité de bagatelles qui leur manquent, et dont ils ont contracté l’habitude. Le besoin de ces objets a amené et nécessité même des relations mercantiles avec les villes. Celle de Damas surtout se distingue, par ce commerce, de toutes les autres villes de la Syrie. En 1805 on comptait cent quatorze marchands de Damas qui venaient faire le commerce avec les différentes tribus arabes"".

Entre les chaudrons de cuivre, les toiles de coton pour les chemises, les toiles blanches et colorées, les souliers, les clous de fer à cheval, le tabac, les pipes, ces marchands emportaient « des mouchoirs de tête colorés (keffiêh) ».
Vendu en ville, le keffieh n’en restait pas moins destiné aux Bédouins, et dans les années 1930, les citadins évitaient de le porter. Selon Les Échos de Damas, en février 1931, un faire-part de deuil avait été distribué dans les quartiers de la ville pour annoncer le décès de la « production étrangère ». Quinze jours plus tard, le 1er mars 1931, des tracts furent à nouveau distribués pour appeler la population à boycotter les produits étrangers ; ils étaient signés « Tantaoui ». L’auteur de l’article défendait la nécessité pour la Syrie, pays agricole, d’importer des produits industriels pour permettre à la population de subvenir à ses besoins, aux « besoins normaux de l’homme du XXe siècle ». Et il raillait :
Le Bédouin du désert utilise au mieux le principe de boycottage du produit étranger :
Il se nourrit de dattes.
Il se vêt d’une robe grossière tissée par les siens — et dont il se dévêtira — ou ne s’en sera dévêtu que le jour où il est enterré, à nu, sous le sable.
Un “Akal” et un “Coufié” indigènes lui couvrent, à lui aussi, la tête.
Il vit, il meurt sans avoir, au cours de sa vie, eu l’occasion de bénéficier de vingt francs les productions étrangères – non compris, seuls son fusil et ses cartouches qui sont souvent sa seule raison de vivre.
Le Bédouin est donc le plus grand boycotteur du produit étranger. – En est-il plus prospère pour cela ?...
Le boycottage nous ferait faire un pas vers le désert.
… Il n’est pas très souhaitable.
 
Le 21 mars, le même journal signalait qu’une cinquantaine d’étudiants se promenaient depuis deux jours dans les rues de la capitale en portant le keffieh. Et il revenait dès le numéro suivant, toujours acerbe, sur ce mouvement mené par des étudiants :
Quelques jeunes énergumènes brûlaient hier, non loin de l’hyppodrome (sic), des… tarbouches.
Ils font comme Gandhi.
Snobisme ridicule.
Gandhi et ses partisans brûlèrent à Bombay les marchandises étrangères, prises chez les commerçants mêmes.
Ici, les jeunes écervelés brûlent leur propre couvre-chef. Parce que fabrication étrangère. Et ils vont affublés d’une étoffe multicolore qui s’appelle Koufié. – Ce qui ne les empêche pas de conserver la cravate, le col, la chemise, un pantalon, une jaquette et… autres vêtements, qui ne peuvent que faire le plus mauvais ménage avec le koufié bédouin.

Symbole du combattant de la Grande Révolte arabe​

En Palestine, le keffieh s’imposa lors de la grande révolte arabe (1936-1939) en Palestine mandataire. Ce furent d’abord les combattants dans les montagnes. Le keffieh masquait leur identité et leur permettait de mieux s’échapper. Mais en août, les chefs de la révolte enjoignirent tous les Palestiniens de troquer le tarbuch pour la kufiya. Le changement eut lieu très rapidement, et suscita dans la presse quelques commentaires ironiques. Ainsi dans cette « Fashion Note » du Palestine Post du 1er septembre 1938 :
Les variations de mode sont rares et espacées parmi la population arabe de ce pays, car l’Arabe, qu’il soit citadin ou paysan, est par nature conservateur, particulièrement en ce qui touche son vêtement. Durant ces derniers jours, pourtant, un changement est arrivé sur la tête des habitants des villes : le bonnet rouge terne, prédominant, qui ornait jusqu’à présent la majorité des crânes mâles a été remplacé par un foulard blanc rehaussé de deux bandes noir foncé. […] : le tarbouche (ou fez) a été enlevé, et le keffieh et l’agal revêtus à la place.
[…]
Nous entendons que des fellaheen ont été engagés dans chaque ville pour apprendre à leurs compatriotes plus éduqués mais moins souples, l’art de ressembler à un chef du désert. […] […]
Quand l’histoire de ces temps agités sera écrite, et la dévastation soufferte par la Terre sainte évaluée, le chroniqueur ajoutera un post-scriptum : “Dans la troisième année des troubles la population arabe des villes reconnut l’hégémonie du banditisme sauvage en substituant à leur tarbouche ou leur panama, le keffiyeh et l’agal. Ce fut leur contribution à la cause nationale.”
En 1938, cet article était ironique ; pourtant, c’est bien ce qu’il advint : le keffieh, coiffe traditionnelle des Bédouins, est devenu un symbole national pour les Palestiniens. Massivement fabriqué dans des usines chinoises, il a été décliné en différents coloris. Un atelier, à Hébron, tenu par la famille Hirbawi, continue de produire "le vrai keffieh palestinien". Qu’importe si cette authenticité est factice ; cela participe de la fabrication de la tradition, une histoire qui prend ici appui indirectement sur la bédouinité.
 

L’uniforme du Desert Patrol en Transjordanie​

Le keffieh rouge et blanc a connu une histoire parallèle en devenant au fil du XXe siècle un symbole national de la Jordanie voisine. Là aussi, son origine remonte aux années 1930, lorsque l’officier britannique John Bagot Glubb l’inclut comme élément de l’uniforme du Desert Patrol, l’unité bédouine de la Légion arabe, la force de police créée en 1923 pour contrôler le protectorat de Transjordanie. Dans ses mémoires, il écrit que « le couvre-chef [de ces soldats] était un couvre-chef à carreaux rouges et blancs qui, depuis lors (et grâce à nous), est devenu une sorte de symbole nationaliste arabe. Auparavant, seuls des couvre-chefs blancs étaient portés en Transjordanie ou en Palestine). »
Il y a là un tantinet d’exagération, car il est évident que ce n’est pas lui qui a inventé le keffieh rouge et blanc. Dans les années 1920, c’était aussi ce type de keffieh que portait le roi du Hejaz et du Nejd, Abd Al-Aziz Ibn Saoud, comme l’a décrit Léopold Weiss (Muhammad Asad) dans Les chemins de La Mecque (Fayard, 1979) : « Son visage, encadré de la traditionnelle kufiyya en pied-de-poule rouge et blanc surmontée par un igâl à fils d’or, était extrêmement viril. »


Qu’importe ce petit arrangement égocentrique, l’objectif de John Bagot Glubb était bien de rallier à lui des Bédouins pour contrôler les tribus de cette région d’Arabie du Nord-ouest et plus encore pour tenter d’arrêter les raids menés par les forces saoudiennes. Le keffieh était à la fois un symbole d’arabité, au sens « bédouin » du terme ʿarab, et un élément indispensable à quiconque avait à patrouiller dans le désert, pour se protéger du sable et du soleil.
En 1956, dans un contexte d’affirmation nationaliste, le roi Hussein de Jordanie démit soudainement John Bagot Glubb de ses fonctions, et le ministre des armées annonça l’interdiction du keffieh comme élément des uniformes militaires. Il s’agissait alors de tourner la page du mandat britannique. Mais c’était sous-estimer la dimension identitaire que ce foulard avait commencé à prendre, et pouvait avoir. Dès le début des années 1970, le roi Hussein se mit à le porter de plus en plus souvent, pour s’adresser aux Bédouins, aux militaires, ou lors de ses voyages dans les pays arabes du Golfe. Même si le keffieh rouge et blanc est aujourd’hui omniprésent dans toute la région, de la Palestine à l’Irak, et pas seulement en Jordanie, il n’en est pas moins resté un élément important de l’uniforme militaire jordanien et il rappelle l’origine bédouine d’une partie de la population du pays.

Quelle que soit sa couleur, le keffieh s’est considérablement répandu. Cet objet d’Arabie est incontestablement entré dans le « grand magasin du monde ». Difficile de parler d’appropriation culturelle à propos d’un objet mondialisé pour lequel on serait bien en peine de définir un usage unique et une identité propre, et qui peut être porté par coutume, par mode ou par contestation.
 
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