Quelques modèles d’explication élaborés par les sciences sociales
La reconstitution des chemins par lesquels le discours religieux ne cesse de reprendre la question des interdits religieux et de discuter leur signification laisse cependant de côté une autre question tout aussi essentielle : pourquoi les croyants et les autorités religieuses valorisent-ils de la sorte les aspects alimentaires, spécialement la place des interdits ? Les sciences humaines et sociales ont proposé des explications qui entendent introduire un peu de rationalité dans des attitudes qui semblent y échapper.
L’histoire sociale comme première clé d’interprétation
Historiens et sociologues ont abondamment insisté sur la fonction sociale de l’élaboration d’interdits. Par-delà les frontières religieuses, elle permet de fonder des distinctions de castes et de groupes et de justifier une hiérarchie fondée sur la plus ou moins grande pureté, assimilée à une observance plus ou moins stricte des commandements divins. Elle fonde certaines catégories à exercer une autorité morale et sociale, et leur confère le pouvoir de modeler l’existence humaine jusque dans le domaine de la vie privée.
Le cas de l’hindouisme est particulièrement représentatif des enjeux sociaux et politiques dont l’élaboration des interdits est porteuse. En suivant l’histoire des interdits qui frappent certaines nourritures, il apparaît que l’échelle de pureté sur laquelle s’édifie la hiérarchie des
varna a pour corollaire l’échelle des interdits qui assimile la pureté au refus des nourritures animales. La règle est interprétée de manière d’autant plus stricte que l’individu se rattache à une
varna élevée. Le végétalisme constitue l’expression la plus élevée du respect scrupuleux de la vie sous toutes ses formes.
Dans une société où la pureté commande la hiérarchie sociale, elle peut ainsi devenir le critère essentiel pour constituer la communauté et parfois assurer la survie de petites minorités qui tracent une frontière tellement stricte avec le reste de la société qu’elles s’isolent, à l’image des Jaïns en Inde . Ce mode de classification a aussi de graves conséquences socio-politiques. Il permet de mettre à l’écart, au prétexte de leur impureté, ceux qui consomment du bœuf pour cause de « non-hindouité ». Dans un pays où les interdits alimentaires varient selon les religions et mettent en concurrence hindous et musulmans, l’imposition des obligations de sa confession religieuse devient le symbole de la capacité d’un groupe à imposer aux autres son autorité.
« Pour les hindous, notamment fondamentalistes, la cause de l’interdit de l’abattage de la vache est devenue une partie de leur quête de pouvoir politique de l’Inde post-coloniale. Aussi tentent-ils d’interdire dans les différents États de l’Inde, récemment dans le Madhya Pradesh, l’abattage des bovins. Cette loi a reçu l’accord présidentiel, le 22 décembre 2011 dernier, punissant ce délit de sept ans d’emprisonnement »
Mais ces stratégies d’instrumentalisation ne sont pas propres à l’hindouisme et à l’Inde. Elles traversent aussi le monde musulman, avec une concurrence exacerbée entre les partis qui militent pour l’islamisation de la société : l’observation des interdits alimentaires devient un critère déterminant de l’orthodoxie. On voit ainsi l’application de l’interdit de la consommation d’alcool s’imposer au xxie siècle dans l’espace public (au sens d’espace ouvert à tous) en Égypte et maintenant dans tout le Maghreb, le champ du halal s’étendre même à l’eau, tandis que la défense en Turquie de la boisson nationale (arak) a été promue à Istanbul en mai 2013, emblème du refus de voir imposer à toute la société, quelles que soient les convictions individuelles, les normes jugées islamiques.
La diffusion de ce discours normatif qui cloisonne la société ne saurait s’expliquer par la seule habileté d’élites qui instrumentalisent la religion pour affirmer leur autorité. Si un tel discours bénéficie d’une réception favorable, c’est qu’il répond aux attentes d’un grand nombre des croyants en leur offrant une identité commune, en leur donnant un sentiment de force collective et de cohésion face à ceux qui n’observent pas les mêmes interdits. La distinction devient alors une manière de se (re)valoriser. On a pu montrer comment la viande était devenue le marqueur de la frontière entre musulmans et chrétiens , confirmant que « les interdits alimentaires sont particulièrement efficaces pour produire de la communauté »