Le cadre n'encadre plus rien

Pirouettete

杜妮娅
http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/09/24/le-cadre-n-encadre-plus-rien_1099163_3224.html

Christian : Depuis que je suis en open space, j'ai beaucoup de difficultés à me concentrer. Que puis-je faire pour m'en sortir ?

Alexandre des Isnards : Spontanément, je dirais qu'il faut rester travailler tard le soir... De toute façon, l'open space sera peut-être aménagé dans les entreprises, mais les dirigeants en créeront de plus en plus, c'est la tendance, et elle se maintiendra. L'idée, c'est que les gens se surveillent les uns les autres. C'est moins une logique d'efficacité qu'une logique de surveillance.

Le principe, c'est que comme ça tout le monde est logé à la même enseigne. Tout le monde se surveille, et cela permet d'économiser la hiérarchie : plus besoin, finalement, de chef. On entend parfois quelqu'un qui part à 19 heures dire : "Je prends mon après-midi." Les salariés intériorisent la norme. Donc s'autolimitent, restent tard le soir en fonction des autres et finalement, entre eux, sont beaucoup plus impitoyables.

Curieux : Vous pointez avec justesse le détachement croissant des cadres, notamment des plus jeunes d'entre eux. Pourtant, dans un contexte de fragilisation des classes moyennes, cette tendance n'est-elle pas dangereuse pour l'individu, l'entreprise étant encore aujourd'hui le principal vecteur d'ascension sociale ?

Alexandre des Isnards : C'est simplement que la notion de carrière a disparu. Quand un candidat arrive dans une entreprise, on lui dit : "Si tu viens chez nous, tu te revendras ailleurs." Donc dès le départ, le contrat est clair : on n'essaie pas de fidéliser le salarié, mais en échange, le salarié ne s'investit pas. Il s'investit pour son propre projet, mais pas pour celui de son entreprise. Il soigne son employabilité, soit au sein de l'entreprise, soit au dehors. Mais ce n'est pas forcément lié.

Donc l'entreprise est un vecteur d'ascension sociale et le restera, mais en changeant de boîte, pas en restant au sein de sa boîte.

Rank Xerox : Parler en général des cadres a-t-il encore un sens ? N'y a-t-il pas une différence fondamentale entre ceux qui ont encore un pouvoir de décision et le "middle management" qui subit les multiples systèmes de contrôle ?

Alexandre des Isnards : Cela a encore un sens administratif, pour les retraites. Et peut-être les salaires qui sont au-dessus du SMIC la plupart du temps. Mais cette notion a de moins en moins de sens, effectivement. Le cadre n'encadre plus rien, on lui confie un projet, avec un budget et un planning donnés, sur lequel il est autonome. Mais c'est tout. Derrière, il est contrôlé par les outils de reporting : feuilles de temps (les nouvelles pointeuses des cadres). C'est une fausse autonomie. Il n'a donc de cadre que le nom.

Alain 01 : Pourquoi avons-nous importé les techniques de management qui nous viennent des USA et balayé nos organisations françaises ?

Alexandre des Isnards : Ces méthodes de consulting donnent l'impression qu'on importe de l'efficacité américaine, peut-être. Mais surtout, les méthodes anciennes ne sont plus adaptées à la nouvelle économie, qui va sans cesse plus vite.

Lol : Pourquoi avoir mis en place cette structure matricielle, qui multiplie les hiérarchies géographiques ou par branche ? Quel en est l'intérêt pour l'entreprise et les conséquences pour le cadre ?

Alexandre des Isnards : Les conséquences pour le cadre, c'est un isolement sur son projet, une énorme pression. C'est la notion de responsabilité qui est diluée. Le manager, le N+1 (le supérieur hiérarchique) délègue son pouvoir et n'est plus qu'une sorte de coach. La responsabilité opérationnelle repose en fait sur le junior, sur le jeune cadre. Ce qui fait que très vite même les stagiaires font face à des responsabilités très fortes.

Ben : Le cadre n'est-il pas confronté à une perte de sens de son travail ?

Alexandre des Isnards : Le cadre souffre qu'on lui présente en permanence son métier comme une aventure passionnante, qu'on lui présente chaque projet comme un vrai challenge, une occasion de s'épanouir. C'est une manière de présenter de façon boursouflée des tâches assez basiques, présentées comme de grands défis. Par exemple l'audit : les jeunes cadres surdiplômés doivent "matcher" la colonne de gauche avec la colonne de droite, et quand les chiffres sont bons, ça fait "clic" ! On voit beaucoup de vidéos sur Dailymotion où de jeunes auditeurs pètent les plombs pour se défouler, frustrés de faire des métiers aussi pauvres en intelligence.

Marx : Quand on voit le travail des caissières ou des ouvriers à la chaîne, le cadre a-t-il a le droit de se plaindre ?

Alexandre des Isnards : Effectivement, il y a des gens qui sont plus à plaindre ; chômeurs, Rmistes ou caissières, mais ce n'est pas pour autant qu'on n'a pas le droit de parler du ressenti de ces jeunes cadres, qui, comme on l'a dit, sont de moins en moins cadres.

Thomas Zuber et moi avons parlé dans notre livre de ce que nous avons vécu, des témoignages de nos proches ou de collègues, mais les réactions autour de nous, c'est que ce type de pression, de management se diffuse vraiment partout.

Chilpéric : Ne pensez-vous pas que notre société a le plus grand tort de se priver de l'expérience des seniors que l'on licencie, que l'on refuse d'embaucher ou que l'on met au placard ?

Alexandre des Isnards : J'ai un peu peur pour les seniors.
 

Robocop911

¤ F*** you, I'm Famous ¤
Je suis cadre et je ne m'en plains pas.
Tout dépend de la société où on travaille, des mentalités des supérieurs et collègues.
L'environnement de travail n'est pas le même partout.
 

Pirouettete

杜妮娅
Je suis cadre et je ne m'en plains pas.
Tout dépend de la société où on travaille, des mentalités des supérieurs et collègues.
L'environnement de travail n'est pas le même partout.

Ma position serait de nuancer ses propos: D'accord un junior fait de la m... qu'on lui vend comme on vend papa noël aux enfants, mais l'ancienneté et l'expérience venant, le travail d'un cadre devient plus intéressant et plus riche. Ou alors, et d'ailleurs heureusement, il peut se vendre ailleurs.

L'histoire du contrat clair dès le début, je ne le ressens pas. Dans mon métier, le turnover est monstrueux. Pourtant, quand on montre un potentiel et une intention de s'investir sur le long terme, on t'ouvre les portes. Et si dès le début, ton intention est de te vendre ailleurs, hé bien soit, ils te prennent quand même, et tu évolues en fonction de ton travail et pas en fonction de tes intentions. Par ailleurs, c'est la nature humaine d'avoir un projet individuel. C'est un modèle plus souple du management à la japonaise où la société et l'employé sont l'un pour l'autre pour le meilleur et pour le pire jusqu'à ce que la retraite les sépare (dont l'âge a été d'ailleurs augmenté). C'est un modèle qui justement prend en compte les aspirations et les projets de carrière d'une nouvelle génération qui vient avec un certain bagage déjà.
 

Robocop911

¤ F*** you, I'm Famous ¤
Ma position serait de nuancer ses propos: D'accord un junior fait de la m... qu'on lui vend comme on vend papa noël aux enfants, mais l'ancienneté et l'expérience venant, le travail d'un cadre devient plus intéressant et plus riche. Ou alors, et d'ailleurs heureusement, il peut se vendre ailleurs.

L'histoire du contrat clair dès le début, je ne le ressens pas. Dans mon métier, le turnover est monstrueux. Pourtant, quand on montre un potentiel et une intention de s'investir sur le long terme, on t'ouvre les portes. Et si dès le début, ton intention est de te vendre ailleurs, hé bien soit, ils te prennent quand même, et tu évolues en fonction de ton travail et pas en fonction de tes intentions. Par ailleurs, c'est la nature humaine d'avoir un projet individuel. C'est un modèle plus souple du management à la japonaise où la société et l'employé sont l'un pour l'autre pour le meilleur et pour le pire jusqu'à ce que la retraite les sépare (dont l'âge a été d'ailleurs augmenté). C'est un modèle qui justement prend en compte les aspirations et les projets de carrière d'une nouvelle génération qui vient avec un certain bagage déjà.
Je suis assez d'accord avec toi. Chez nous aussi le turn over est impressionnant, mais on peut évoluer en compétences sans pour autant changer de société. Après tout dépend du ressenti de chaque partie.
Les juniors ne doivent pas être sous estimés, ni sur estimés. De même pour le séniors.
 
Il y a quarante ans, il y en avait (Vaneigem, par exemple) qui tenait le cadre pour l'être le plus méprisable de l'humanité. J'ai toujours partagé cette opinion.
 
ça permet de bien presser le citron pendant 5 ans maxi...

et comme le chomage est bien là pas de probleme pour trouver de nouveaux citron...

les conditions de travail se précarise, à tous les échelons...
 

ilioucha

Vas insigne devotionis
A cet article qui décrit très bien le malaise du cadre, je rajouterai cette citation de Houllebecq qui, pour ma part, décrit très bien la vision que j'ai de mon "métier" :

"Qu'avais-je produit, moi-même, pendant mes quarante années d'existence? A vrai dire, pas grand-chose. J'avais organisé des informations, facilité leur consultation et leur transport [...]. En un mot, j'avais travaillé dans le tertiaire . Des gens comme moi, on aurait pu s'en passer. [...] parasite modeste, je ne m'étais pas éclaté dans mon job , ni n'avais éprouvé nul besoin de le feindre."

Fin de citation, tout est dit.
 

Pirouettete

杜妮娅
A cet article qui décrit très bien le malaise du cadre, je rajouterai cette citation de Houllebecq qui, pour ma part, décrit très bien la vision que j'ai de mon "métier" :

"Qu'avais-je produit, moi-même, pendant mes quarante années d'existence? A vrai dire, pas grand-chose. J'avais organisé des informations, facilité leur consultation et leur transport [...]. En un mot, j'avais travaillé dans le tertiaire . Des gens comme moi, on aurait pu s'en passer. [...] parasite modeste, je ne m'étais pas éclaté dans mon job , ni n'avais éprouvé nul besoin de le feindre."

Fin de citation, tout est dit.

Comment pourrait on se passer d'un facilitateur de consultation et de transport de l'information? L'accessibilité de l'information répond à un besoin présent bien que non physiquement palpable. La production d'une satisfaction de ce besoin n'est pas moins importante que la production d'une machine à laver je pense.
 
Comment pourrait on se passer d'un facilitateur de consultation et de transport de l'information? L'accessibilité de l'information répond à un besoin présent bien que non physiquement palpable. La production d'une satisfaction de ce besoin n'est pas moins importante que la production d'une machine à laver je pense.

Voila qui résume bien la misère de ce cadre. L'accès à l'information est certes indispensable, mais pour quelle information ? Il n'y en a plus que pour l'accès, aujourd'hui, mais à n'importe quoi. Et plus on accède à de l'information, plus l'information est abondante, moins elle est significative. C'est d'ailleurs ce qu'enseigne la théorie de l'information.
 

Pirouettete

杜妮娅
A cet article qui décrit très bien le malaise du cadre, je rajouterai cette citation de Houllebecq qui, pour ma part, décrit très bien la vision que j'ai de mon "métier" :

"Qu'avais-je produit, moi-même, pendant mes quarante années d'existence? A vrai dire, pas grand-chose. J'avais organisé des informations, facilité leur consultation et leur transport [...]. En un mot, j'avais travaillé dans le tertiaire . Des gens comme moi, on aurait pu s'en passer. [...] parasite modeste, je ne m'étais pas éclaté dans mon job , ni n'avais éprouvé nul besoin de le feindre."

Fin de citation, tout est dit.

En relisant, il y'a une autre façon de voir l'article: ce n'est pas de l'absence d'utilité qu'il parle, mais d'absence d'utilité RESSENTIE.

Et là effectivement je comprends mieux. Est ce qu'on serait arrivé à une nouvelle forme de malaise des "cols blancs", à l'instar de celle qu'ont ressenti les ouvriers nourris aux méthodes tayloriennes?
 

ilioucha

Vas insigne devotionis
Comment pourrait on se passer d'un facilitateur de consultation et de transport de l'information? L'accessibilité de l'information répond à un besoin présent bien que non physiquement palpable. La production d'une satisfaction de ce besoin n'est pas moins importante que la production d'une machine à laver je pense.

C'est un autre débat, mais pour ma part je ne suis pas convaincu, que la course à l'information, à l'efficacité et à la rentabilité soit un bien. Je ne suis pas convaincu que la multiplication de l'information ait rendu ce monde plus sage et plus éclairé. Je n'ai pas l'impression que la liberté folle de cette époque ait rendu l'homme plus libre. Moi je trouve au contraire qu'il y a trop d'informations, trop de choix, trop de courses à mener, trop de paramètres non maitrisés dans la vie d'un individu. J'ai l'impression que le cerveau de l'homme, en tout cas dans sa version actuelle, n'est pas encore fait pour assimiler tout ceci. Il reste au milieu de cette avalanche de matériaux nouveaux, un peu abasourdi, un peu dépassé, un peu paumé. Et finalement sa nouvelle "liberté" se résume au choix de tel ou tel marque de machine à laver justement, alors que 95% de sa vie est gérée directement par des personnes physiques ou morales qui lui sont étrangères
 

Pirouettete

杜妮娅
Voila qui résume bien la misère de ce cadre. L'accès à l'information est certes indispensable, mais pour quelle information ? Il n'y en a plus que pour l'accès, aujourd'hui, mais à n'importe quoi. Et plus on accède à de l'information, plus l'information est abondante, moins elle est significative. C'est d'ailleurs ce qu'enseigne la théorie de l'information.


Complètement, je n'ai rien à rajouter.
 
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