Égypte, octobre 1200. Le niveau des crues du Nil est loin des seize coudées satisfaisantes. Stagnant à
douze, il ne fera guère mieux pendant trois ans. Panique, exode rural, famine, peste, un million de morts, le tout décrit par un physicien résidant au Caire, Abd al-Latif 9. Des villes comme Misr ou Le Caire sont aussi dangereuses que les grands chemins. « Il n'était pas rare de surprendre des gens avec de petits enfants rôtis ou bouillis. Le commandant de la garde de la ville faisait brûler vifs ceux qui commettaient ce crime, aussi bien que ceux qui mangeaient d'un tel mets. J'ai vu moi-même un petit enfant rôti dans un panier. On l'apporta chez le prévôt, et on amena en même temps un homme et une femme qui, disait-on, étaient le père et la mère de l'enfant : le prévôt les condamna à être brûlés vifs. Au mois de ramadan, on trouva à Misr un cadavre dont on avait enlevé toute la chair pour la manger, et qui était resté les jambes liées, comme un mouton que des cuisiniers lient pour le faire cuire. [...] Lorsque les pauvres commencèrent à manger de la chair humaine, l'horreur et l'étonnement que causaient des repas aussi extraordinaires étaient tels que ces crimes faisaient la matière de toutes les conversations, et que l'on ne tarissait pas à ce sujet; mais dans la suite, on s'y accoutuma tellement, et l'on conçut tant de goût pour ces mets détestables, qu'on vit les hommes en faire leur nourriture ordinaire, en manger par régal, et même en faire provision : on imagina diverses manières d'apprêter cette chair. »
Cet usage « se propagea dans les provinces, en sorte qu'il n'y eut aucune partie de l'Égypte où l'on n'en vît des exemples. Alors il ne causa plus aucune surprise; l'horreur que l'on en avait eue d'abord s'évanouit entièrement; on en parla et on en entendit parler comme d'une chose indifférente et ordinaire. Je vis un jour une femme blessée à la tête, que des hommes du peuple traînaient à travers un marché : ils l'avaient arrêtée tandis qu'elle mangeait d'un petit enfant rôti que l'on avait saisi avec elle. Les gens qui se trouvaient dans le marché ne faisaient aucune attention à ce spectacle, et allaient chacun à leurs affaires : je n'aperçus en eux aucun signe d'étonnement ou d'horreur. » Les kidnappeurs ne demandent pas de rançon. « Une jeune esclave jouait avec un enfant nouvellement sevré, qui appartenait à un riche particulier. Tandis que l'enfant était à ses côtés, une gueuse saisit l'instant où cette esclave avait les yeux détournés de dessus lui ; elle lui fendit le ventre, et se mit à en manger la chair toute crue. Bien des femmes m'ont raconté que des gens se jetaient sur elles pour leur arracher leurs enfants, et qu'elles étaient obligées d'employer tous leurs efforts pour les sauver de ces ravisseurs.
Les enfants abandonnés sont des proies rêvées, « les pauvres gens, hommes et femmes, guettaient ces malheureux enfants, les enlevaient et les mangeaient. On ne surprenait les coupables en flagrant délit que rarement, et quand ils n'étaient pas bien sur leurs gardes. C'étaient le plus ordinairement des femmes que l'on saisissait avec ces preuves de leur crime : circonstance qui, à mon avis, ne venait que de ce que les femmes ont moins de finesse que les hommes, et ne peuvent pas fuir et se dérober aux recherches avec autant de promptitude. On brûla à Misr en peu de jours trente femmes, dont il n'y eut aucune qui n'avouât avoir mangé plusieurs enfants. J'en vis amener une chez le prévôt, ayant un enfant rôti suspendu à son cou. [...] Quand on avait brûlé un malheureux convaincu d'avoir mangé de la chair humaine, on trouvait son cadavre dévoré le lendemain matin : on le mangeait d'autant plus volontiers, que ses chairs étant toutes rôties, on était dispensé de les faire cuire. Cette fureur de se manger les uns les autres devint si commune parmi les pauvres, que la plupart périrent de la sorte. Quelques gens riches, d'une condition honnête, partagèrent aussi cette détestable barbarie ; et parmi eux, les uns s'y virent réduits par le besoin, les autres le firent par gourmandise et pour satisfaire leur goût. » Suit une invitation à déjeuner. Avant d'avaler sa fricassée, l'invité est pris de soupçons; « et étant allé aux lieux d'aisance, il y vit un magasin rempli
d'ossements humains et de chair fraîche. Saisi d'effroi, il se hâta de prendre la fuite »...........
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