Entretien avec Didier Fassin
Il n’aura fallu qu’un an à Israël pour assouvir sa soif de vengeance contre l’enclave de Gaza, pour en faire un immense champ de ruines, après lui avoir infligé son joug cruel pendant 16 années d’un blocus illégal et inhumain.
Il n’aura fallu qu’un an à Israël pour se rendre coupable d’un massacre de masse qui réunit toutes les conditions d’un génocide contemporain, que rien n’a arrêté, ni sa qualification comme tel par la Cour pénale internationale (CPI), ni les appels onusiens réitérés au cessez-le-feu.
Dans son dernier ouvrage édifiant
« Une étrange défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza », La Découverte, Didier Fassin, professeur au prestigieux Collège de France, où il est titulaire de la chaire « Questions morales et enjeux politiques dans les sociétés contemporaines», analyse ce «
consentement à l’écrasement de Gaza, cet acquiescement à sa dévastation et au massacre de sa population par l’Etat d’Israël » qui ajoutent à l’horreur de la tragédie humaine subie par les Gazaouis. Auteur prolifique, cet universitaire de renom, qui enseigne également à l’Institute for Advanced Study de Princeton et à l’École des hautes études en sciences sociales, a accepté de répondre aux questions d’Oumma.
Vous expliquez que l’objectif de votre ouvrage est de « résister au double fléau de la censure et de l’autocensure » en contribuant à la liberté d’expression critique. Comment ces mécanismes de censure et d’autocensure se manifestent-ils spécifiquement dans le contexte de Gaza ?
La censure prend différentes formes. Il y a l’interdiction d’événements scientifiques, culturels ou politiques. Il y a la répression des manifestations de rue et des occupations de campus universitaires. Il y a la dénonciation des étudiants par leur institution et la stigmatisation des professeurs par leurs collègues.
Rappeler l’histoire qui a précédé le 7 octobre, critiquer la violence des représailles à Gaza, et même demander un cessez-le-feu ont longtemps été dénoncés comme antisémites, voire comme des incitations à la haine ou apologies du terrorisme. Avec la censure, vient l’auto-censure. Une enquête internationale a montré que plus de huit spécialistes du Moyen-Orient sur dix ont fait le choix de ne pas s’exprimer sur le sujet à cause des sanctions qu’ils encouraient.
Le cas des grands médias occidentaux est intéressant, car il associe les deux logiques. D’un côté, les rédactions ont imposé un langage et une lecture des faits, invitant des politiciens et des militaires israéliens, mais ne donnant jamais à entendre des voix palestiniennes. De l’autre, les journalistes eux-mêmes, anticipant les critiques ou redoutant des sanctions, ont évité de montrer les exactions de l’armée israélienne et les souffrances du peuple palestinien. Il faut donc dire l’importance des médias indépendants, comme
+972 en Israël,
The Intercept et
Mondoweiss aux États-Unis,
L’Humanité,
Blast et
OrientXXI en France, entre autres, ainsi que des médias non-occidentaux, comme Al Jazeera, qui ont pu informer le public hors de ces pressions politiques et idéologiques.
Vous mentionnez que « le consentement à l’écrasement de Gaza a créé une immense faille dans l’ordre moral du monde » et évoquez deux distinctions nécessaires autour de la notion de consentement. Quelles sont ces distinctions ?
On peut consentir passivement, en laissant faire, ou bien activement, en apportant son soutien. Le refus de la plupart des pays occidentaux de demander un cessez-le-feu, alors que les massacres se déroulaient à Gaza, et l’absence de dénonciations de la destruction des universités et des assassinats de professeurs par les établissements d’enseignement supérieur relèvent du consentement passif.
Les déplacements des responsables politiques occidentaux pour assurer le gouvernement israélien de leur soutien sans réserve et les envois d’armes directement ou indirectement destinées à la dévastation des infrastructures et à l’écrasement des populations palestiniennes manifestent un consentement actif.