Monsieur E. : ou de la torture moderne

MONSIEUR E.

L’espace-temps est un concept intéressant. Personnellement je pense que plus l’espace est étroit, plus le temps se fait long…

J’avais une clope à la main, de la fumée qui me sortait par les narines. C’était ma pause. La vue était un peu trop lumineuse. Je fronçais des yeux, mon front ruisselait de sueur, et je me sentais fatigué : un jour de soleil.

Un collègue, abruptement, me demande une cigarette. Je lui réponds que je n’en donnais pas. Il me regarda avec une certaine animosité dans les yeux, puis attrapa de ses mains le grillage du fumoir qu’il fit se secouer d’avant en arrière avec une brutalité qui n’avait d’égal que le cri grinçant qu’il poussait. J’écrasai ma cigarette et m’en allai.

Aujourd’hui c’est mercredi. Je monte. J’ai rendez-vous avec le médecin. J’espère que ce ne sera pas l’interrogatoire. Elle m’avait déjà fait le coup la dernière fois. Elle m’avait demandé au sujet de mon islam : « Quel genre d’islam suivez-vous ?… » J’avais encore dû m’expliquer.

Elle de dire : « On peut parler de tout monsieur E. ? » Elle voulait une citation de ce que j’avais retenu du Coran. Je lui dis : « Au Nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux… » Elle ne me laissa pas terminer : « C’est donc un Dieu de miséricorde ? hum… tiens donc…» Je lui dis que oui.

« Et à quel islam vous référez-vous ? » Je ne comprenais pas vraiment la question, ni dans quel réel but elle la posait, mais je connaissais une réponse adéquate : « Je suis un musulman modéré ! », et elle fût rassurée…

Dans le secteur j’avais fait un peu de tapage il est vrai. Mais rien de bien méchant, de la colère. J’avais crié que si le médecin souhaitait me rencontrer, qu’il n’avait qu’à faire une lettre à l’aumônier et que celui-ci parlerait pour moi !

L'aumônier était un homme pieux. Il m'avait dit qu'il était licite de fumer la cigarette, mais pas le cannabis, car le pouvoir appartenait à Rome et telle était la loi en France. Je lui répondis qu'il fallait alors que je m'installe en Hollande, car leur loi le permettait, elle, et que eux aussi représentaient Rome d'une certaine façon. Il se mit à hésiter...

J’ai toujours aimé les beaux instants qui durent, mais pas ceux-là. C’est d’un peu plus de libertés dont j’ai besoin.

J’avais l’impression d’avoir une cocotte minute à la place de la tête tellement j’avais mal. Lorsque la pression d’une cocotte minute est trop élevée, un petit pschitt de vapeur en sort. Ma tête fonctionnait pareillement: Lorsqu’elle était submergée de pensées, un petit pschitt de pensée en sortait, et je me mettais à parler seul, et là se matérialisaient toutes sortes d’apparitions et de voix et d’idées bizarres…

Une nuit que je regardais par la fenêtre qui donnait sur le bâtiment d’en face, j’entendis un chant composé de piaillements d’oiseaux et du bruit des vents. J’étais en extase. Le Roi David lui-même, jouant de son luth en faisant orchestre avec les oiseaux, les vents et les montagnes, était descendu du ciel pour entonner un chant mystique afin de me consoler de l’immense chagrin qui m’affectait.

J’essayais, à travers les barreaux de la fenêtre, de regarder d’où provenait tous ces sons intriguants, pendant que la lune plongeait dans ma cellule obscure. Je n’osais allumer la lumière...

C’est l’heure du repas. Encore à manger seul face au mur. Ma table est jonchée de lettres et de brouillons, de mes livres et, surélevé, de mon Coran. Je fais un peu de place en balayant de ma main les feuilles mises en boules et destinées à la poubelle. Mais c’est demain matin la ramasse des poubelles. Je mets donc tout par terre.

Une fois ils avaient été moins gentils. J’avais crié haut et fort que leur civilisation était vouée à disparaître dans la centaine d’années à venir! Ils n’ont pas aimé...

Je me suis retrouvé attaché à une chaise, les menottes au dos, et ils m’avaient injecté un serum dans l’épaule. Ce dont je me souviens de ce qu’il s’est passé ensuite n’est que cris confus et questions posées avec un ton de tyrannie.

« Qui êtes-vous monsieur E.! » Je ne comprenais pas. Qui suis-je ? Tout était flou. Tout ce que je voyais n’était que des ombres et le mouvement flou des murs. Et plus je me débattais, plus les menottes se resserraient sur mes poignets. « Qui êtes-vous monsieur E. ! » J’avais mal.

Ils finirent par me demander ce que je voulais au fond. Je me mis à crier qu’ils me donnent la mort ! « Donnez-moi l’euthanasie ! » « Donnez-moi la mort ! » Ils m’ont détaché.

Ceci date d’il y a bien longtemps. Cependant nous sommes mercredi aujourd’hui. Le médecin ouvre la porte de son bureau et m’accueille en me serrant la main. J’entre et m’assois. Je me mets à parler des peintures accrochées aux murs. Elle aime mon discours. Je suis devenu, comment dire... un peu plus docile.
Elle me sourit. « Comment allez-vous monsieur E. ? »

Je lui réponds avec un éternel sourire en coin:
« Je vais bien, merci... »
 
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