"On sait où tu habites" : comment l’Algérie espionne sa diaspora grâce aux consulats français

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Le 9 et 10 octobre 2022, Elisabeth Borne, Premier ministre, est en visite officielle à Alger avec 15 membres de son gouvernement. Lors de sa conférence de presse avec son homologue algérien, Aïmene Benabderrahmane, elle salue "l’atmosphère de confiance et de fraternité" entre les deux pays. Le communiqué conjoint publié par la suite liste les "progrès notables réalisés en matière de coopération et de partenariats bilatéraux". Alger et Paris, y apprend-on, "se sont félicités de la prochaine ouverture de consulats algériens à Melun et à Rouen". Deux nouvelles implantations, qui renforceront le maillage du territoire, portant à 20 le nombre de chancelleries algériennes dans l’Hexagone. Matignon s’en réjouit.

Pourtant, mezza voce, des experts notent que la manœuvre comporte un risque. "Les services de renseignement algériens ont toujours été très actifs sur le territoire national depuis la lutte pour l’indépendance. On peut estimer qu’il y a plusieurs centaines d’agents dans l’Hexagone. Il y en a bien évidemment une part dans les consulats", souligne Jérôme Poirot, ancien coordinateur adjoint du renseignement à l’Elysée. "Le gros du contingent des espions algériens est rassemblé dans les cinq consulats d’Ile-de-France et celui de Marseille, mais celui de Lyon a aussi pu être concerné à une époque", ajoute un ancien cadre de la DGSE. Postes éminemment stratégiques pour le régime algérien, les consulats sont dirigés soit par des diplomates, soit par des militaires. Des personnalités "politiquement ’sûres', tant le rôle discret des consulats est important", relève l’ex-ambassadeur de France en Algérie Xavier Driencourt, dans son livre France-Algérie, le double aveuglement, à paraître le 7 mai.

Les consulats, une "couverture idéale"​

Les consulats d’Algérie, nids d’espions ? Le 11 avril dernier, un agent consulaire algérien a été mis en examen pour arrestation, enlèvement, séquestration, en relation avec une entreprise terroriste. Il est fortement soupçonné d’avoir participé au kidnapping de l’influenceur algérien Amir Boukhors, dit "Amir DZ", réfugié en France. Cette affaire est liée à une autre. En décembre, un fonctionnaire de Bercy soupçonné d’espionnage en faveur de l’Algérie a été mis en examen. Il aurait donné des informations confidentielles – notamment des adresses d’opposants, dont celle d’Amir Boukhors – à un agent du service de renseignement extérieur algérien, la DGDSE, travaillant au consulat de Créteil (Val-de-Marne) et bénéficiant d’une couverture diplomatique. Ce dernier est depuis retourné en Algérie. Dans la foulée de la mise en examen de l'agent consulaire, Alger a expulsé 12 personnels diplomatiques français. Réponse du berger à la bergère : le 15 avril, Paris en a renvoyé autant en Algérie, désignés parmi les agents de renseignement les plus actifs. D'après nos informations, la moitié était employée à l'ambassade et l'autre dans les consulats.

Une autre histoire, méconnue, a mis en lumière l’activité potentiellement occulte de certains consulats d’Algérie. Au début des années 2010, la DGSI se nomme alors DCRI, un de ses agents, l’officier Frank A., se voit refuser son habilitation secret-défense. Cet ancien des RG faisait, selon l’ouvrage Les Guerres de l’ombre de la DGSI, du journaliste Alex Jordanov, l’objet d’une enquête. Sa hiérarchie estimait "qu’il collaborait avec les services algériens, notamment le consul du 93", à Bobigny.
 

Connaissance intime du territoire​

Officiellement, ces centres diplomatiques jouent un rôle très administratif. Il s’agit de prendre en charge les démarches des Algériens, leurs demandes de papiers, celles des Français qui souhaitent se rendre en Algérie. Cette vitrine donnerait une couverture idéale pour espionner par ailleurs, note une source sécuritaire française, qui souligne que la manœuvre n’est pas exclusive aux Algériens.

Dans son livre Je ne pouvais rien dire, l’ancien agent du contre-espionnage Paul-Louis Voger raconte comment, dans une "agglomération de près de 300 000 habitants", il avait identifié pas moins de "huit agents relais" du consulat algérien local. Parmi ses "indics", il comptait une "conseillère municipale du NPA [le Nouveau Parti anticapitaliste]" et une agente administrative franco-algérienne travaillant au service régional de police judiciaire. "Ces agents en savaient plus que la DST locale !" affirme Paul-Louis Voger. Une connaissance intime du territoire, notamment tournée vers la surveillance de sa diaspora. Comme le montre le cas de cette ex-secrétaire d’Etat relaté par l’ancien agent du contre-espionnage : Française, mais née de parents algériens, elle est considérée comme "une ressortissante" par le régime. Une conversation surprise entre un commerçant mis sur écoute et son officier traitant, un vice-consul, montre la mainmise que pense avoir Alger sur ses nationaux : "T’inquiète pas, c’est une des nôtres, elle sait bien qu’il ne faut pas parler en mal de nous. Elle est aux ordres."

Tentatives d'intimidation​

Dans France-Algérie, le double aveuglement, Xavier Driencourt souligne le rôle des consulats dans le dispositif de surveillance du régime algérien. "Judicieusement répartis, ils irriguent le territoire français, surveillent les communautés algériennes, essaient de les organiser, et même de les noyauter", écrit-il, soulignant leur "œil particulièrement vigilant sur les Kabyles algériens, considérés comme dissidents". Ghilas Aïnouche, dessinateur de presse et caricaturiste kabyle, en a fait l’expérience.

Ses dessins lui ont valu d’être condamné par contumace à dix ans de prison, pour "atteinte à la personne du président de la République algérien". Réfugié en France depuis 2020, il raconte avoir depuis été approché "trois fois" par des personnes se présentant comme travaillant ou en lien avec le consulat algérien. "Ça a commencé par un coup de téléphone aimable, affirme-t-il. L’homme m’a demandé si l’on pouvait se rencontrer, aller au restaurant." Méfiant, il tente d’en savoir plus. "Il voulait me parler de mes dessins, poursuit-il. Chaque fois, il m’a demandé d’être plus conciliant avec le régime." L’agent tente de convaincre le dessinateur de faire des dessins politiquement moins "violents" pour "le bien de la société algérienne". Le caricaturiste refuse. Une autre fois, le contact est bien plus direct : "On m’a dit 'tu arrêtes de faire des dessins contre le régime', puis 'on sait où tu habites', avant de m’assurer qu’il ne s’agissait pas de menaces."

Face à ces intimidations, Ghilas Aïnouche n’a pas voulu aller dans un consulat. D’autres acceptent. En mars, une enquête du 20 Heures de France 2 a dévoilé l’enregistrement d’un opposant dans un bureau de sécurité – le département du consulat dédié aux services de renseignement algérien. Un échange a lieu avec deux hommes, dont un se présente comme un haut cadre du consulat. La conversation se mue vite en interrogatoire. Les agents veulent savoir quand il a rejoint le Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK), classé organisation terroriste par Alger, qui est son chef, quel est son rôle dans le mouvement, celui de ses proches. Ils lui proposent même de signer une déclaration d’allégeance au régime. Si l’opposant accepte, il pourra rentrer sans problème en Algérie.

Les variantes de cette scène ne sont pas rares. "Depuis la fin du Hirak [le mouvement de protestation, né en 2019, qui a provoqué la chute du président Bouteflika], le pouvoir algérien entend resserrer son contrôle de la diaspora, et multiplie ces tentatives d’intimidation", abonde une source sécuritaire. Les passages au consulat sont un instrument clé de cette politique. Un outil déterminant pour mieux garder l’œil sur les événements dans l’Hexagone. L’Algérie dément aujourd’hui toute tentative d’espionnage via ses consulats en France. De l’autre côté de la Méditerranée, Alger reste prudent : le pouvoir refuse l’installation de toute nouvelle emprise diplomatique française sur son territoire.

L'express
 
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