Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? Les enseignements de Pierre Bayard

C’est une discussion banale, plaisante, entre amis. Et soudain, la question tombe comme un couperet : « tu l’as lu, ce livre ? »


Doit-on nécessairement avoir lu un livre pour pouvoir en parler ? Le monde se divise-t-il en deux catégories : ceux qui ont lu et ceux qui n’ont pas lu ? La non-lecture est peut-être affaire plus complexe.


Pierre Bayard nous invite à y réfléchir dans son ouvrage Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? paru en 2007 aux Éditions de Minuit. Suivons son raisonnement pour éviter les mauvaises chutes lors de nos prochaines discussions.

Au-delà de l’opposition lecture versus non-lecture
file-20190314-28496-1soogit.jpg

Le livre de Pierre Bayard, sorti en 2007.

Commençons par un changement de paradigme : lire ou ne pas lire n’est pas la bonne question. Pierre Bayard nous propose d’envisager quatre types de non-lecture de livres : le livre parcouru, le livre oublié, le livre dont on a entendu parler et le livre inconnu.


Car lire un livre consiste parfois à le parcourir. Un morceau par ci, un autre par là. Un paragraphe sauté. Quelques lignes aperçues. Des moments d’absence mais des pages qui se tournent. On avance sans avoir tout lu, sans avoir compris chaque mot, identifié chaque virgule, saisi chaque silence. Qu’il s’agisse d’un parcours linéaire (où l’on saute des lignes et paragraphes) ou morcelé (où l’on vient picorer ça et là de quoi assouvir notre curiosité), ce premier type de non-lecture permet de « maintenir une distance raisonnable avec le livre […] pour ne pas se perdre dans les détails ».


De ces livres parcourus, on ne retient pas tout. Que de livres parcourus ont été oubliés ! Et que de passages, de chapitres dont nous n’avons pas retenu le moindre mot au moment d’en parler ! L’oubli n’est pas seulement un défaut de mémoire, c’est aussi une qualité essentielle pour penser. Comme l’écrivait Jorge Luis Borges dans son récit sur l’hypermnésique Irénée Funes : « Penser c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire. »


Une troisième catégorie de « non-lecture » correspond aux « livres entendus ». Discussions entre amis, émissions télévisées, bancs de l’école ou de l’Université… Les occasions où l’on entend parler de livres sont nombreuses. Tous ces discours que les autres portent sur des écrits que nous n’avons jamais lus participent à étendre notre connaissance ; il convient donc de ne point les négliger.


Ce type de non-lecture est essentiel à double titre. D’une part, il rappelle le rôle essentiel des discours sur les livres, donc la part de l’Autre dans la construction de nos connaissances. D’autre part, il constitue un carrefour où transitent la lecture comme la non-lecture. En effet, même d’un livre lu, on entend parler ; et cela peut participer à une relecture intérieure.


Enfin, bien que ces trois types de non-lecture participent à la complexification du rapport à la lecture, il convient de ne pas exclure la possibilité de ne pas avoir lu du tout un livre. Ni parcouru, ni oublié, parfois pas entendu parler : le livre « inconnu » ne nous condamne pourtant pas au silence. On pourrait en dire bien des choses en somme ! À condition d’accepter que, comme l’humain, le livre passe le livre…
 
Penser la non-lecture pour repenser la culture

Ne pas avoir honte de parler de livres souvent parcourus, certainement oubliés, dont on a seulement entendu parler voire même inconnus : quel beau pari que nous propose Pierre Bayard ! Pourtant, à travers cette théorisation complexe de la « non-lecture », il ne propose pas d’imaginer un autre rapport à la lecture mais préfère rendre compte de son expérience de lecteur. Ainsi, la complexité de sa théorie ne tient pas tant à sa volonté de créer du nouveau qu’à celle de rendre compte de la richesse et la diversité des expériences vécues par les humains.


À l’inverse, l’idée que le rapport à la lecture se diviserait en deux possibles (lecture versus non-lecture) repose sur une simplification de nos expériences ainsi qu’une image idéalisée de la culture. En effet, si parler de la « non-lecture » peut gêner, si le sujet est si tabou, c’est en raison de sa capacité à contredire toute l’image idéale que nous nous faisons de la culture. Comme le résume Bayard :


« Ainsi conviendrait-il, pour parvenir à parler sans honte de livres non lus, de nous délivrer de l’image oppressante d’une culture sans faille, transmise et imposée par la famille et les institutions scolaires, image avec laquelle nous essayons en vain toute notre vie de venir coïncider. »

Reconnaître la place prégnante de la non-lecture dans nos expériences de lecture nécessite donc de se libérer de la volonté de paraître cultivé. L’émancipation d’une forme de domination culturelle implique une redéfinition de l’expression « être cultivé » (et, plus globalement, de la notion de culture et d’intelligence).

Penser la culture, pensée complexe et réflexivité

Pour Bayard, la culture (au sens de « culture individuelle ») « est d’abord une affaire d’orientation ». Ainsi,


« être cultivé, ce n’est pas avoir lu tel ou tel livre, c’est savoir se repérer dans leur ensemble, donc savoir qu’ils forment un ensemble et être en mesure de situer chaque élément par rapport aux autres ».

Ainsi, Bayard fonde sa définition de la culture sur une « théorie de la double orientation » : la culture individuelle se mesure à la capacité d’un individu à situer un livre parmi un ensemble d’autres livres ainsi qu’à se situer au sein de chaque livre. Aussi, cette notion d’« orientation » est essentielle car elle permet d’envisager la lecture comme un acte à la fois de pensée complexe et de profonde réflexivité.


En effet, la pensée complexe est indispensable pour comprendre l’idée que le livre passe le livre. Tout écrit se positionne par rapport à un ensemble d’autres écrits. Les livres dialoguent entre eux, forment un Tout dans lequel ils se situent et qu’ils portent en eux. Il convient donc de penser chaque livre par une approche hologrammatique : chaque livre appartient à ce Tout et le comporte. Pour qualifier ce « Tout », Bayard propose le concept de « bibliothèque collective » qui serait cet ensemble de tous les livres qui permet de situer chaque livre.


Dans cette bibliothèque collective, la compréhension de chaque livre repose sur la compréhension des livres qui lui sont voisins. Dès lors, penser la complexité du livre revient à sortir de son contenu pour se pencher davantage sur sa situation. Or, il n’est pas toujours nécessaire d’avoir lu tout un livre pour le situer. De plus, face à l’immensité du nombre de livres existants, le seul moyen d’offrir à chaque livre sa juste place dans la bibliothèque collective consiste à ne pas tous les lire mais à s’en faire une bonne idée en en saisissant l’essentiel.


Toutefois, si ce premier travail d’orientation est utile pour comprendre, il ne constitue pas la fin en soi de la lecture. Un deuxième exercice d’orientation est nécessaire pour situer le livre en soi. Que dit ce livre de moi ? Quel espace de dialogue intérieur ouvre-t-il ? Cette immense bibliothèque collective est faite de quelques livres qui nous ont construits, ont façonné notre rapport au monde et aux autres : Bayard parle de « bibliothèque intérieure ». Par ce terme, il désigne cet « ensemble de livre […] sur lequel toute personnalité se construit ».
 
Cette bibliothèque intérieure s’enrichit de livres lus, inconnus, parcourus, oubliés ou entendus. À chaque nouveau livre, un dialogue intérieur se noue : où le positionner dans la bibliothèque collective ? Où le positionner dans ma bibliothèque intérieure ? La lecture comporte donc une forte dimension identitaire : se laisser définir son rapport à la lecture c’est se laisser définir le rapport à son identité.


Plus le rapport à la lecture est émancipé de la domination sociale, plus le rapport à l’identité gagne en émancipation. Le livre passe le livre car il comporte à la fois tous les autres (bibliothèque collective) et tous ceux qui le lisent (bibliothèque intérieure).

Penser la non-lecture, se penser soi

Il nous reste des livres ce que nous en disons. Ainsi, « le livre disparaît derrière le langage ». Qu’il s’agisse des discours intérieurs ou des discours tenus aux autres, le livre finit par constituer un objet sur lequel nous projetons nos souvenirs, nos fantasmes, nos idéaux, nos déterminismes inconscients. À cet égard, comme Bayard, on peut qualifier tout livre de « livre-écran » :


« Dès le temps de la lecture, et même sans l’attendre, nous commençons, en nous puis avec les autres, à nous parler des livres, et c’est à ces discours et opinions que nous avons ensuite affaire, reléguant loin de nous les livres réels, devenus à jamais hypothétiques. »

Mais…À quoi bon lire, alors ?


Cette question vient vite à l’esprit de la personne qui envisage le livre comme une fin. Or, et c’est tout l’objet de la théorie de la non-lecture développée par Bayard, le livre n’est qu’un moyen. Cet objet a vite fait de dépasser sa condition matérielle pour se laisser perdre dans les méandres de nos imaginaires.


Il ne s’agit pas de tomber dans un scepticisme radical en affirmant qu’aucun livre n’a de vérité en soi. Au contraire, la bibliothèque collective nous rappelle que les livres dialoguent entre eux, se ressemblent ou diffèrent. Tout ne dépend pas de l’individu et de sa seule bibliothèque intérieure.


Toutefois, si cette vue d’ensemble est nécessaire, elle n’est pas la finalité. Comme on l’a vu avec la bibliothèque intérieure et le livre-écran, les livres nous aident à nous construire, à trouver notre propre vérité, à devenir nous-mêmes.


Au-delà de cette construction personnelle, les livres sont des moyens pour discuter, échanger, partager des moments d’imagination collective. En effet, par nos discussions, écrites ou orales, physiques ou virtuelles, nous réécrivons les livres, les réinventons sans cesse. Ainsi, de cette bibliothèque collective, nous tirons une autre bibliothèque : la « bibliothèque virtuelle » qui est un espace de dialogue et de création.


Parce que l’oubli est inévitable, que l’objet matériel du livre n’est qu’un moyen, faisons de nos discussions sur les livres des moments d’invention, d’émulation et non de jugement ou de contrôle de connaissances. Résister à la question « tu l’as lu ce livre ? » en se remémorant cet éminent propos de Bayard (p.138) :


« Les lecteurs comme les non-lecteurs sont pris, qu’ils le veuillent ou non, dans un processus interminable d’invention des livres, et que la véritable question n’est pas, dès lors, de savoir comment y échapper, mais comment en accroître le dynamisme et la portée ».
 
Pour une poétique de la discussion

Évidemment, briser le tabou ne signifie pas assumer le vice mais revenir à l’essentiel. Il ne s’agit pas d’affirmer que l’on peut tout dire sans trop se soucier de la vérité. Il s’agit d’affirmer que le souci de la vérité ne doit pas nuire au plaisir de l’imagination. Il ne s’agit pas d’affirmer qu’on peut prêter à autrui des idées qu’il n’a jamais porté. Il s’agit d’affirmer que l’on peut se construire ses propres idées sur la base de celles dont on imagine qu’elles ont été émises par un autre.


L’erreur serait d’en conclure que l’on peut conjuguer arrogance aveugle et cynisme. L’arrogance aveugle qui ment, ne reconnaît pas son ignorance, est incapable de se prêter au plaisir de rêver ou de converser ensemble. Le cynisme qui prête à autrui ce qu’il n’a jamais dit, tourne le dos à la vérité (ou, pire, ne s’en soucie guère). Le cynisme est l’ennemi de la complexité, il use de nos fragilités pour asseoir ses vices. Tout ce qu’il touche se transforme en pierre.


Parcourir des livres, voyager dans notre bibliothèque collective, s’émouvoir de nos livres intérieurs, tout cela doit demeurer intact. En effet, la réflexion proposée par Pierre Bayard doit nous inviter au plaisir d’imaginer ensemble, de discuter simplement, de rêver notre monde sans le besoin de tout connaître. Le droit à l’ignorance va de pair avec le devoir d’humilité. Ce dernier doit ouvrir les portes d’une vie plus poétique, plus simple, sans trop d’arrogance ni jugements inutiles. Et que le cynisme ne vienne jamais s’y mêler…

L’auteur remercie Sacha Louvel et Sonia Zannad pour leur aide précieuse dans la rédaction de cet article.

 
Haut