le réquisitoire de Charles Consigny :
L'Occident ne s'exonérera pas d'un examen de conscience. Il vit à front renversé des autres civilisations. Et ne peut plus prétendre en être le modèle.
Aux pages 128 et 129 de Du sens, essai paru en 2002 (éditions P.O.L.), le pestiféré Renaud Camusécrit à propos de l'émission de télé-réalité Loft Story : "La France est fascinée par ce spectacle, et on la comprend. On doute qu'il lui ait jamais été mis sous les yeux un miroir aussi clair de ce qu'elle est devenue. Elle peut voir là, en vraie grandeur, et en temps réel, ce que sont ses enfants, les jeunes gens d'aujourd'hui ; quel est le résultat de son système d'éducation et, plus généralement, de son système social de transmission des connaissances et des valeurs ; et ce que c'est que d'être vivants et d'habiter la terre, maintenant, aujourd'hui, parmi nous, pour des garçons et pour des filles à l'orée de l'âge adulte. Elle peut entendre ce qu'est sa langue, elle peut appréhender ce qu'est le sens des mots au sein d'un groupe considéré comme représentatif d'une tranche d'âge, et mesurer le degré de richesse, de complexité et d'efficacité des instruments syntaxiques des sujets sous observation. Par voie de conséquence, elle a tout loisir d'apprécier le type de rapports humains qui fleurissent grâce à ces instruments-là, les idéaux qu'ils autorisent ou qu'ils suscitent, la Weltanschauung d'une génération.
Ce qui lui crève les yeux, c'est le néant - non pas certes le grand néant métaphysique dont sont sorties des oeuvres intrépides, d'immenses courants de pensée, des religions entières et quelques dizaines de civilisations plus ou moins raisonnables ; non, un petit néant de rien du tout, un néant sans ombre et sans écho, sans rien qui puisse suggérer le plus élémentaire abyme. Trente ou quarante siècles de culture de l'âme ou du regard n'ont pas laissé la moindre trace. Les Parthénons ont été bâtis en vain, les Comédies humaines et divines sont lettres mortes, si des Hymnes à la joie ont jamais retenti aucun écho n'en est parvenu jusqu'au loft. Qu'il y ait eu des peintres, qu'il y en ait peut-être encore, que des paysages aient ému des voyageurs, qu'une sorte de lyrisme ait pu sourdre des mots, qu'on ait jamais pu s'exalter pour une cause, pour une patrie, pour une idée fausse, un pan de mur jaune, le chagrin d'un peuple ou d'un roi, une fleur sur le tapis, rien de tout cela n'émet plus la moindre perceptible vibration, entre les lofteurs (...)."
La face déprimante d'un Occident perdu
L'autre jour j'étais, vers une heure du matin, dans une boîte normale, enfin tout à fait sobre, et même assez plan-plan, dans le quartier de l'Odéon à Paris. Plusieurs bandes de jeunes filles aux vêtements trop petits, aux chaussures trop hautes, aux visages trop fardés et à la bêtise trop volontaire, trop visible, trop revendiquée, se sont installées à différentes tables, affichant leur disponibilité sexuelle de manière plus évidente que si elles avaient porté des tee-shirts "fuck me I'm..." je ne sais quoi, que sont-elles au juste ? J'ai eu envie de faire une distribution générale de burqas pour calmer tout ce beau monde. Ces "pétasses" qui reboucheraient le trou de la sécu si elles y mettaient l'argent qu'elles donnent à Gemey-Maybelline sont la face déprimante d'un Occident perdu, oublieux de sa grandeur, amnésique. Que reste-t-il de dignité à des jeunes filles comme ça ? En ont-elles vraiment davantage que celles qui portent un voile ? Qui est la plus libre ? Est-ce vraiment pour arriver à cela que les femmes ont fini par gagner, dans quelques démocraties, leur émancipation ? La burqa et autres vêtements traditionnels avilissent certes, et la législation française sur la question, tant décriée partout dans le monde, est courageuse et juste. Mais les voiles intégraux ne sont pas les seuls adversaires de la civilisation judéo-chrétienne.
Être libre, mais pour quoi faire ?
Partout la vulgarité déborde et dégueule. On ne peut pas allumer la télévision ni passer cinq minutes sur Internet sans tomber sur des gens semblant participer à un grand concours mondial d'abaissement de l'homme. On demande à l'islam de se remettre en question et on a raison, car l'islamisme, excroissance malade de l'islam, n'est pas le seul problème à s'élever devant le siècle qui s'ouvre : il y a, aussi, ces législations barbares que l'on ne peut plus admettre, qui font régner l'obscurantisme, la loi du plus fort et la terreur sur des peuples entiers - la semaine dernière, une femme s'est fait décapiter en pleine rue, à la Mecque, par les autorités locales ! Le monde musulman doit faire un travail sur lui-même, un travail d'ouverture, de démocratie, de respect des droits de l'homme, mais l'Occident aussi, d'une manière différente, doit se remettre en question.
La grande dignité des manifestations du 11 janvier, la condamnation immédiate de toute récupération (Marine Le Pen y a beaucoup perdu), le respect mutuel qui émanait des cortèges, le refus de tout excès, de toute haine, de tout esprit de vengeance, témoignent de ce besoin collectif d'un nouveau départ. Que faisons-nous de notre liberté ? Notre liberté si fragile, si menacée, si durement acquise par ceux qui nous ont précédés, doit être mise au service de quelque chose, d'un dessein plus grand que nous, or aujourd'hui elle tourne à vide, nous visse à nos canapés, nous livre à nos plus petites aspirations. À quoi bon être libre si c'est pour s'occuper à suivre l'actualité de Kim Kardashian ? "Un homme, ça s'empêche", écrivait Albert Camus si souvent cité par Alain Finkielkraut, le plus mélancolique de nos philosophes, le plus désolé de notre dégringolade.
Un pape démagogue qui dit n'importe quoi
L'Occident doit réapprendre la retenue, la décence, la réserve. Je ne parle pas des caricatures, rien n'excuse ni n'explique l'islamisme, le terrorisme, le crime odieux commis soi-disant au nom de Dieu. Il faut blasphémer et blasphémer encore, il est sain de blasphémer comme il est sain de croire. Je ne parle pas d'interdire, de légiférer, surtout pas de censurer et encore moins de s'autocensurer comme le font par exemple les médias anglo-saxons dans une pitoyable lâcheté. Je parle de chercher de l'altitude. On ne peut plus continuer à produire une telle pollution dans tous les sens du terme à longueur d'année, pollution atmosphérique et pollution visuelle, sonore, mentale.
Je crois que plus l'Occident se balade à poil, plus le reste du monde se couvre. Que plus l'Occident se bourre bruyamment la gueule, plus le reste du monde s'en tient à l'eau plate. Que plus l'Occident se félicite d'avoir passé la religion et toute forme d'immatérialité par pertes et profits, plus le reste du monde regarde les étoiles en s'interrogeant sur le sens de la vie.
En 1793, les gardes suisses chantaient ainsi leur désarroi : "Notre vie est un voyage / Dans l'hiver et dans la nuit / Nous cherchons notre passage / Dans le ciel où rien ne luit." Ces gardes protègent aujourd'hui un pape démagogue qui dit n'importe quoi, et sur les caricatures et sur la famille, avec une légèreté qui n'est à la hauteur ni de sa fonction ni du contexte. Nous avons été une civilisation immense parce que nous avons été durs avec nous-mêmes, exigeants avec nos enfants, respectueux de nos anciens. Aujourd'hui nous abandonnons les vieux et nous n'attendons plus rien des jeunes, tout ça au nom de la liberté. À l'heure où chacun se soucie davantage de son bien-être que de sa bravoure, de son confort que de son effort, de son divertissement que de son oeuvre, nous vivons au présent, individuellement, dans la seule quête de satisfaire nos désirs, et sur cet égoïsme vautré prospèrent des entreprises totalitaires.
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