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mam80

la rose et le réséda
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Où il est question de journalisme et de secret.

Vous êtes responsable du pôle enquêtes à Mediapart, vous avez été au cœur des enquêtes sur les « affaires », ces 10 dernières années, et pourtant, la « transparence » est un terme que vous récusez…
Le terme de “transparence” est utilisé, sinon a été inventé, par ceux qui n’en veulent pas. Pourquoi le mot “transparence” me gêne-t-il ? Je n’aime pas l’idée qu’il faudrait voir au travers des gens ou qu’il ne devrait y avoir aucune zone d’opacité. J’aimerais substituer au terme “transparence”, en
hommage historique au XVIIIème siècle, le mot de “publicité”, qui, hélas, a été détourné de son sens originel par l’usage marchand.
La publicité renvoie historiquement à la publicité des débats et à la publicité dans la chose judiciaire.

Le mot est né pendant la Révolution française et il contient une leçon de choses essentielle: la publicité relève de ce qui appartient au public.

Alors que la transparence recouvre, elle, une idée d’agression, de violation de la souveraineté intime et personnelle.

Ce mot “publicité” n’est certes plus utilisable et nous-mêmes, à Mediapart, utilisons celui de transparence. Il est sans doute trop tard pour l’imposer.

Vous dites qu’il doit y avoir des zones d’opacité, donc de secret ?

Bien sûr qu’il faut du secret en démocratie :

le secret et la publicité, ce sont deux véhicules indispensables dans un espace démocratique, qui peuvent parfois entrer en collision. C’est très « intranquille » comme contradiction, mais je trouve cela formidablement stimulant pour une démocratie. I
l faut du secret de la défense nationale, du secret médical, du secret de la vie privée et même, pourquoi pas, du secret des affaires.
Le bémol considérable que je mets, c’est qu’en France le secret y est mal défini et mal contrôlé.
De ce fait, dans tous les domaines que j’ai cités, le secret peut être utilisé comme un paravent qui empêche les citoyens d’avoir connaissance d’informations qui, pourtant, leur appartiennent.


Ce n’est pas un problème de principe, mais de degrés. La transparence totale n’est pas la question.

La question est bien celle du curseur du secret.

Que faut-il savoir des politiques qui ne sont, au fond, qu’une prolongation de nous-mêmes, payés par cet instrument magnifique qu’est l’impôt, c’est-à-dire la part publique de notre argent privé ?

Nous sommes, nous les citoyens, les créanciers de cette démocratie. Il est par conséquent normal de savoir quelle est l’utilisation qui en est faite.

Mais, en France, notre curseur relève d’une incroyable immaturité politique, culturelle, législative et citoyenne. C’est ce que mon métier m’a appris.

La Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH), la justice supranationale à laquelle la France comme tout autre pays membre de l’Union européenne doit se soumettre, l’a dit il y a longtemps à propos de l’affaire Calvet, l’ancien patron de Peugeot : l’intérêt public peut être supérieur au secret, en l’occurrence fiscal, donc un journaliste peut publier ces informations.


C’est valable aussi pour le secret médical. La maladie de François Mitterrand était, selon moi, un sujet bien plus important que sa fille cachée.

Si j’avais été au courant de l’existence de Mazarine, je pense que je n’aurais pas publié d’informations à ce sujet. Parce que ce n’est pas d’intérêt public. Alors j’entends : « Mais on a utilisé des deniers de l’Etat pour la protéger ! »
Mais c’était son enfant, c’est donc normal. Si on considère que ce n’était pas normal, on entre alors dans un jugement exclusivement moral — sous-entendu, c’était un enfant adultérin…


Mais alors, le « secret des sources », doit-il, lui aussi, connaître des limitations ?

Le secret des sources a été créé pour lutter contre les autres secrets.
C’est en quelque sorte un secret contre les abus du secret.

Entendons-nous bien : le secret des sources n’est pas la liberté donnée aux journalistes de faire ce qu’ils veulent et éventuellement n’importe quoi. C’est la possibilité donnée à n’importe quel citoyen, un jour, de pouvoir alerter la presse sur des informations qu’il estime, lui, d’intérêt public. Avec une arrière-pensée ou pas — ce qui peut bien sûr être le cas. Et alors ?

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C’est à nous, journalistes, de garantir le secret à ces gens et d’assumer ce que nous publions après l’avoir vérifié et confronter loyalement avec les personnes concernées.
Nous n’avons pas à être irresponsables devant la loi.
Nous avons à répondre devant le juge, premier garant des libertés, de ce que nous écrivons à condition que cela soit dans le cadre de la loi prévue à cet effet : celle du 29 juillet 1881.

L’article premier de cette loi, qui porte le nom de « loi sur la liberté de la presse » et constitue un puissant cadre déontologique pour la pratique du journalisme, dit de manière sublime :
« L’imprimerie et la librairie sont libres ».
Vous remarquerez qu’il n’y a pas le “sauf” d’exception que l’on retrouve dans l’essentiel du corpus législatif français. C’est beau, non ?

Le secret des sources a donc été inventé pour protéger ceux qui, parfois, violent la règle de leur profession, voire la légalité du droit, pour alerter un journaliste. On doit protéger en démocratie cette liberté-là, qui est désormais consolidée par une jurisprudence française mais surtout européenne très complète.
La CEDH est, de ce point de vue-là, une grande défenseure de la liberté d’informer, qui doit être distinguée de la liberté d’expression.
Si on devait abîmer cette liberté, alors cela voudrait dire que le journalisme serait condamné à n’être que le relais de la communication officielle. Ce serait donc la fin du journalisme.

Les « Pentagon Papers » sont révélés au New York Times par un fonctionnaire du ministère de la Défense, Daniel Ellsberg. Hannah Arendt en fera une formidable étude dans De la violence au mensonge, où elle montre bien comment le gouvernement américain a menti sur la guerre au Vietnam.
Bien sûr, qu’Ellsberg a commis une irrégularité en transmettant ces documents.


Edward Snoden, quand il soustrait des documents de la NSA pour révéler qu’il y a une surveillance de masse au mépris des lois, y compris américaines, il commet bien lui aussi une irrégularité voire un crime fédéral, selon la loi américaine.

On peut multiplier les exemples : les militaires qui révèlent au New Yorker des rapports sur les tortures à la prison d’Abou Ghraib, les sources qui confirment au Monde l’implication de la DGSE dans l’affaire du Rainbow Warrior, celles qui confient au Canard enchaîné l’identité des agents de la DST qui sont venus poser des micros dans le journal…


Le débat ne peut pas seulement se concentrer sur l’origine de l’information. Le débat, et c’est ainsi que la jurisprudence européenne s’est construite, doit aussi porter sur le contenu de l’information.

C’est une discussion que nous avons eue, ici à Mediapart puis devant la justice, sur les fameux enregistrements du majordome de Mme Bettencourt.
Un cas d’école, qui a entraîné d’ailleurs un quasi-schisme au sein de l’appareil judiciaire, fort intéressant à analyser : nous avons été condamné au civil mais relaxé au pénal sur la base du même article, celui sur le « recel de l’atteinte à la vie privée ».

Côté civil, après avoir été relaxé en première instance et en appel, la Cour de Cassation a renvoyé l’étude du dossier devant la Cour d’appel de Versailles qui nous a condamnés à une censure judiciaire sans précédent à l’ère numérique, puisque nous avons dû retirer 70 articles qui étaient en ligne.
Selon la Cour, à partir du moment où nous avons utilisé un enregistrement déloyal, donc susceptible d’être illégal, ce seul fait-là constitue une violation de l’intimité.

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La justice pénale, quant à elle, a jugé que ces enregistrements pouvaient être une preuve pénale et a considéré, concernant le journalisme, que c’était plus compliqué que ne le disait la justice civile : ce qui compte, à ses yeux, c’est l’origine et le contenu — ici, la fraude fiscale, le financement politique, les conflits d’intérêts et les pressions de l’Elysée sur la justice. C’est la question de l’intérêt public supérieur.
Si vous grillez un feu rouge pour porter secours à une vieille dame qui se fait agresser, les autorités vont-elles vous verbaliser pour cette infraction ? Il existe un très bel article dans le Code pénal qui porte sur l’« état de nécessité ». Le majordome, auteur des enregistrements Bettencourt, a été relaxé sur la base de cet « état de nécessité ».

Je suis très attaché à la jurisprudence et au cas par cas. Deleuze disait dans son Abacédaire que les Droits de l’homme devaient se regarder au cas par cas dans le sens où on ne peut jamais faire abstraction du contexte. Ce qu’a fait le majordome, qui s’appelle Bonnefoy — ça ne s’invente pas —, aurait pu être condamné dans d’autres circonstances. J’assume de dire qu’il est l’honneur de cette affaire, parce qu’il a permis d’enlever Mme Bettencourt des griffes d’un certain nombre d’aigrefins qui la dépouillaient en profitant de sa faiblesse.
Il mérite un titre de noblesse bien plus que certains qui avaient des noms à particule dans cette affaire…


Au point que le journalisme d’investigation mette en cause présomption d’innocence et secret de l’enquête judiciaire ?
Je récuse le terme de «journalisme d’investigation». Je veux bien qu’il y ait un journalisme d’information et un journalisme de commentaires, mais je suis un journaliste, c’est-à-dire un petit artisan des vérités de fait.
A Mediapart, nous nous sommes construits sur un journalisme que l’on peut appeler «d’initiative».

Si le journalisme dit d’investigation consiste à ne faire que la chronique de la chose policière ou judiciaire, à laquelle il faut bien entendu s’intéresser de près, alors ce serait un drame pour notre profession. Je suis curieux de savoir ce que peut contenir des dossiers judiciaires — c’est une évidence — mais si ce journalisme devait se résumer à la publication de procès verbaux, derrière lesquels on se protégerait pour mieux dénoncer, alors ce serait détestable.

Se contenter du travail fourni par d’autres puissances d’enquêtes, pour lesquelles il m’arrive d’avoir souvent un immense respect vue la faiblesse culturelle, politique et de moyens de la lutte anti-corruption dans ce pays, ce n’est pas pour autant la conception de mon métier.


Le journalisme doit savoir être autonome devant l’actualité, concept bizarre qui peut tout autant recouvrir ce dont on parle, ce qu’il se passe et ce que l’on découvre.

Mon utilité sociale n’est pas celle d’un policier ou d’un magistrat, qui ont une fonction précise : poursuivre et, éventuellement, condamner. Prenez les grandes affaires que nous avons mis au jour à Mediapart : Tapie, Bettencourt, Karachi, Cahuzac, les financements libyens de Nicolas Sarkozy. Ces cinq affaires étaient des enquêtes journalistiques avant d’être des enquêtes judiciaires. Que les institutions s’emparent ensuite des informations journalistiques, c’est normal et même sain. Ce n’est pas le Washington Post qui fait tomber Nixon, mais une procédure d’impeachment. A un moment donné, les autorités prennent le relais des deux journalistes sur le Watergate. Aux Etats-Unis, sans du tout idéaliser en bloc ce pays, le contre-pouvoir institutionnel est mieux organisé. En France, nous sommes extrêmement fragiles et le président demeure un monarque intouchable.

Quant au secret de l’enquête, nous n’y sommes pas tenus, mais est-ce que nous en sommes des receleurs ?
Nous en revenons au même point : notre métier consiste précisément à publier des informations que certains ne sont pas censées nous donner. Par conséquent, nous ne pouvons pas être des receleurs.

Démocratiquement parlant, c’est intolérable. Une loi de la fin du dernier quinquennat voulait établir que le journaliste ne puisse plus être poursuivi pour recel dans le cadre de «procédures baillons», dont l’objectif premier est de trouver nos sources.

Le Conseil constitutionnel l’a cassé parce qu’il considère qu’on ne peut pas donner une telle largesse à notre profession.

Le débat juridique reste donc ouvert. Mais avouez que la situation est cocasse : quand le journalisme produit des informations à partir de sources humaines, on lui reproche de ne pas avoir de preuves ; quand il le fait sur la foi de documents, on lui reproche d’être un receleur.

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Comment définiriez-vous votre utilité démocratique ?

Mon travail consiste à mettre sur la table des informations d’intérêt public qui nourrissent la conversation démocratique. Point barre.

En d’autres termes, c’est d’être un agent d’intranquilité. J’avoue que j’aime beaucoup ce concept d’intranquilité, ce bon désordre qui bouscule, réveille, immunise à l’indifférence et à l’assignation de pensée. Le journaliste a ce rôle fondamental parce que la démocratie ne se joue pas qu’au moment du vote.
L’intranquilité démocratique fonctionne avec des emmerdeurs qui produisent des informations qui perturbent.

Depuis 1976, la CEDH consacre cette fonction. Dans un arrêt célèbre, baptisé «Handyside», la Cour dit que la liberté d’informer « vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'Etat ou une fraction quelconque de la population ».

Je ne résume pas le journalisme à cela, mais voilà plus de 40 ans que la justice européenne dit que le journalisme peut « heurter, choquer ou inquiéter ». Ce n’est pas rien.

Cette même CEDH désigne le journaliste comme un « chien de garde » de la démocratie, mais pas au sens de Serge Halimi et du Monde diplomatique. On parle ici du chien qui réveille les voisins, qui aboie face au danger et défend la maison commune…


Les affaires ne deviennent-elles pas le prisme par lequel on appréhende la chose publique ? Avec un effet d’éviction de questions importantes...


Si la vie publique est vue sous le prisme des affaires, ce n’est pas la faute des journalistes. On a entendu des personnalités, de gauche ou de droite, dire de la dernière campagne présidentielle : « On n’a pas discuté des vrais sujets, les affaires ont tout pollué ».

Je fais partie de ceux qui pensent que les « affaires » sont au contraire une question éminemment politique. C’est pourquoi j’ai écrit ce livre « Le Sens des affaires », au bout de sept ou huit ans d’enquêtes ici.

Les « affaires », c’est un peu comme les voitures à qui on impose des « crash-test » avant de les mettre en vente : ce sont des crash-test démocratiques grandeur nature. Les « affaires » nous permettent de juger de la carrosserie de nos institutions, de notre culture citoyenne, de nos lois, de notre classe politique.

Le sentiment d’impunité, le reliquat de privilèges de certains, la justice à deux vitesses ou l’atrophie des contre-pouvoirs en France, ce sont des questions très politiques, non ?

Nous avons tous appris avec Montesquieu et L’Esprit des lois que « par la disposition des choses, le pouvoir doit arrêter le pouvoir ».

Près de trois siècles plus tard, on a pu entendre des personnalités politiques de premier plan dire que lorsque la justice enquête sur les emplois présumés fictifs de la famille Fillon à l’Assemblée nationale, c’était une atteinte à la séparation des pouvoirs.

Comme si la séparation des pouvoirs était la liberté donnée à chaque pouvoir de faire n’importe quoi. Alors que c’est justement l’inverse… Toutes le grandes nations libérales — au sein politique du terme — se sont construites sur l’idée d’une démocratie du contrôle. Certains ne l’ont toujours pas compris.

On peut bien sûr considérer qu’il y a un poids trop important des affaires, mais c’est d’abord parce que les affaires ne sont jamais prises au sérieux par les politiques.

Depuis les années 80 et 90, toutes les lois de moralisation de la vie publique, toutes, ont été conçues en réaction à des affaires parce que le pouvoir politique avait l’épée de l’émotion publique dans les reins.

La lutte contre la corruption n’a jamais été un programme d’ampleur d’une campagne présidentielle pour un parti de gouvernement. Ce n’est jamais une politique publique en tant que tel. On légifère dans l’urgence et pour des mauvaises raisons, utilitaires à l’égard de l’opinion publique.

Contrairement à certains pays anglo-saxons, scandinaves, à l’Italie ou d’autres, nous n’avons pas encore en France un corpus ultra-élaboré dans la lutte contre la corruption ou contre les atteintes à l’éthique publique. Cela avance, mais nous sommes encore loin du compte.

Or, selon moi, c’est aussi important, pas plus mais pas moins, que la lutte contre le chômage ou les déficits publics. D’ailleurs c’est parfois lié.
Il faut bien prendre conscience que derrière les affaires, il y a des victimes : nous, la masse invisible des citoyens. Nous payons la facture démocratique et financière des affaires, qui reposent sur un principe invariable : l’enrichissement d’un seul provoque l’appauvrissement de tous.

suite et fin sur
https://blogs.mediapart.fr/fabrice-arfi/blog/150917/rendre-public

:love: mam
 
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