Syrie : l’heure du nettoyage ethnique

La répression que mène le régime syrien dans les régions sunnites proches du territoire alaouite, berceau des Assad, fait craindre le pire.

A quoi joue le régime syrien alors que l’armée se prépare à donner l’assaut contre son propre peuple ? Une réponse simple – et légitime – consiste à dire qu’il s’agit d’un mouvement de répression de masse. Toutefois, la ferme condamnation de ces brutalités par des hauts responsables turcs mi-juin nous apporte d’autres éléments de réponse.

L’essentiel des opérations de répression ces dernières semaines a été mené par des unités majoritairement alaouites [branche du chiisme a laquelle appartient la famille des Assad] aux ordres de Maher El-Assad, frère de l’actuel président et commandant de la garde prétorienne du régime. Leurs attaques se sont concentrées sur deux fronts : après s’être fixée sur Tall Kalakh et Arida, près de la frontière avec le Liban, l’armée s’est tournée vers Jisr Al-Choughour, près de la frontière turque. Dans le même temps, l’armée et les forces de sécurité syriennes ont progressé sur une voie parallèle, le long de la route allant de Homs à Alep. Les dernières attaques ont été dirigées contre Maaret Al-Naamane, entre Hama et Alep, dans le nord du pays.

Les témoins de ces opérations font état d’un mode opératoire similaire. L’armée entoure et bombarde une ville ou tire sur les manifestants en accusant les habitants d’appartenir à des “groupes armés”. Dans plusieurs villages, la population – majoritairement sunnite – a préféré prendre la fuite ou a été chassée avant l’arrivée des soldats et des forces de sécurité, alors que des bandes de militants alaouites sèment la terreur dans la région. A Jisr Al-Choughour, des réfugiés racontent les viols, les pillages et le saccage des récoltes. Si vous avez bonne mémoire, cela vous rappellera peut-être les méthodes utilisées pendant les guerres en ex-Yougoslavie. A l’époque, l’armée yougoslave – à majorité serbe – et le régime de Slobodan Milosevic soutenaient divers groupes paramilitaires, notamment la garde des volontaires serbes de Zeljko Raznatovic, plus connu sous le nom d’Arkan. Opérant en étroite collaboration avec l’armée, ces groupes ont procédé au nettoyage ethnique de régions entières en Bosnie et en Croatie afin de créer un territoire contigu à majorité serbe.
 
Déplacements de populations

Assistons-nous à la même stratégie en Syrie ? Difficile à dire. Il est toutefois intéressant de regarder une carte du nord du pays, où se concentrent les populations alaouites, notamment dans la région montagneuse de Jabal Ansariya qui s’étire sur un axe nord-sud de la frontière turque aux collines surplombant la plaine d’Akkar au Liban. Si l’on trace une ligne imaginaire entre Tall Kalakh et Jisr Al-Choughour, on voit qu’elle longe le bord oriental de ce massif montagneux où commence la plaine en direction de Homs et Hama. Pour renforcer ce foyer alaouite, le régime d’Assad doit tenir cette ligne, notamment à ses extrémités nord et sud, représentées par Tall Kalakh, Jisr Al-Choughour et Arida [poste-frontière avec le Liban].

Au fil du temps, les alaouites ont migré vers la plaine, s’installant à la périphérie de villes à majorité sunnite comme Homs et Hama, ainsi que d’autres villes de Syrie. Le régime a tout intérêt à reprendre le contrôle de la route reliant Homs à Alep pour se maintenir au pouvoir. Toutefois, si le gouvernement raisonne en termes de géographie communautaire, ce corridor serait aussi la première ligne de défense alaouite le long d’une ligne de fracture sunnites-alaouites. On peut légitimement arguer que la stratégie du régime ne vise en rien à établir un mini-Etat alaouite, objectif probable d’un nettoyage ethnique. Après tout, le contrôle des villes d’Arida, Tall Kalakh et Jisr Al-Choughour pourrait s’expliquer par la simple volonté de tenir des points d’intersection potentiellement dangereux avec les régions sunnites voisines du Liban et de la Turquie. Ce raisonnement soulève toutefois trois interrogations : pourquoi le régime attise-t-il autant les tensions sectaires en jouant la carte de la division entre sunnites et alaouites alors que les manifestants cherchent à éviter toute forme de communautarisme ? Pourquoi l’armée, les agences de sécurité et autres forces non régulières ont-elles cherché à semer la panique, notamment chez les sunnites, provoquant des déplacements de populations durables ? Enfin, pourquoi le régime a-t-il fourni des armes aux villages alaouites, comme l’affirment une majorité de témoins ?
 
Les déclarations des responsables turcs la semaine dernière, ainsi que celles de représentants américains, témoignaient d’une véritable inquiétude devant les possibles retombées sectaires de la stratégie d’Assad contre son opposition. Les craintes d’Ankara sont légitimes car, si la Syrie était morcelée en plusieurs petits Etats ethniques, la Turquie se retrouverait face à une entité alaouite à côté de sa province de Hatay (que les Syriens appellent Alexandrette et où vivent entre 300 000 et 400 000 alaouites) et pourrait également craindre que les Kurdes de Syrie ne déclarent leur indépendance, ce qui pourrait lui créer des difficultés avec sa propre minorité kurde.

Si le régime d’Assad ne mène pas une campagne de nettoyage ethnique à grande échelle, ses opérations autour de Jisr Al-Choughour et de Tall Kalakh y ressemblent fort. Peut-être s’agit-il d’une double stratégie, notamment dans les plaines autour de Homs, Hama et Alep : premièrement, essayer de garder le contrôle de la situation au sol en menant des opérations offensives dans les régions à majorité sunnite ; et deuxièmement, si cette tactique échoue et que le régime se trouve menacé, poser les bases d’une stratégie défensive afin de former une zone de protection pour les alaouites.

Cette solution présenterait de nombreux problèmes. Les alaouites sont dispersés sur tout le territoire, et les villes côtières – qui pourraient être intégrées à un Etat alaouite – abritent de fortes majorités sunnites. Pour l’instant, rien n’indique que la famille Assad ait renoncé à garder la main sur le pays. Un certain nombre d’incidents dans le Nord-Est laissent toutefois penser que le régime raisonne en termes communautaires et mène une stratégie sectaire. Seul le temps et la poursuite du mouvement insurrectionnel permettront d’élucider ce mystère.
 
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