Prenons le cheval.
-- Il n'est ni sa forme ( puisque pure abstraction, sa forme n'est, par exemple, pas chevauchable)
-- ni sa matière ( qu'il partage avec d'autres mammifères). Le cheval est les deux à la fois.
Lorsque la robe du cheval perd de son éclat, de la vivacité de ses couleurs, il est dit que le changement est accidentel. Si le cheval meurt ou perd ses jambes, on dira que le changement est substantiel.
Le mérite de ce genre d'approche est son abstraction, applicable à tout être, jusqu'aux plus banales. Une cuillère n'est pas non plus sa forme sans sa matière, car on ne mange pas avec une forme abstraite. Elle n'est pas non plus sa matière sans sa forme, car le matériau qui la constitue n'est pas exclusif à la fabrication de cuillères. Que le manche de l cuillère soit légèrement incliné est un changement accidentel, si elle perd son cuilleron, il s'agira d'un changement substantiel.
Être forme et matière est la manière par laquelle, fondamentalement, les choses de notre expérience sont capables de subir des changements. Ces changements à leur tour peuvent être décrits en termes d'actualisation de potentiel. On ne se situe pas au niveau d'une problématique biologique, on est à un degré d'abstraction plus élevé.
Si on en reste au sens commun, oui, mais il faut pas aborder les vivants comme ça.
Qu'est-ce qu'un cheval? Il est fait de molécules, à commencer par la molécule d'ADN qui organise de façon plus ou moins stricte la structure du corps du cheval. Et le cheval se développe en absorbant des molécules, comme dans la nutrition. Et il y a dans son corps des réactions chimiques, le métabolisme. Mais il y a toujours des variations d'un cheval à l'autre. Aucun n'est identique. Et forcément un cheval, étant un corps, a une configuration. Il occupe un certain espace. Et la « vie » du cheval, c'est l'organisation fonctionnelle de ces parties. Le cheval meurt quand l'organisation n'est plus possible, en raison d'une violence exercée par le milieu, d'une maladie, d'une carence ou de l'usure... Mais cette organisation vient pas d'un principe mystérieux. C'est plutôt la résultante d'un ensemble de réactions chimiques - qui suivent les lois ordinaires de la nature - et, à un autre niveau, d'interactions entre cellules. En science on dirait que ça se fait « bottom up ».
Si pour vous la « matière du cheval » c'était les molécules, et que sa « forme » était la configuration que prend cet ensemble de molécules (de cellules, de tissus, d'organes), cela aurait un sens de parler ainsi. Mais selon ce que j'en comprends, c'est pas ce que veulent dire les thomistes quand ils parlent de forme et d'essence. Ils parlent de quelque chose de plus occulte et abstrait. Tellement que ça en devient sans utilité pour comprendre le cheval ou un autre vivant.
Ou encore : pourquoi les chevaux se ressemblent-ils entre eux, et davantage entre eux qu'à d'autres êtres? Je le comprends pas en termes de forme substantielle commune, de « chevalinité ». Le fait qu'il y ait des populations d'individus qui se ressemblent et soient isolées reproductivement d'autres populations (les vaches, les ânes, etc.), cela est plutôt à comprendre par la dynamique des mutations et de la sélection. En réalité, il y a pas de force mystérieuse qui pousserait les chevaux à se ressembler.
Si une sous-population de chevaux se trouve dans un environnement extrême, vraisemblablement la sélection naturelle va s'appliquer et cette population va commencer à diverger indéfiniment des autres. Jusqu'au moment où peut-être cette population constituera une nouvelle espèce, isolée reproductivement des chevaux. Mais la sélection naturelle peut aussi empêcher l'évolution. Si c'est avantageux pour une population de ne pas changer, alors elle ne changera pas : il y aura toujours des mutants de temps à autre, mais ils seront éliminés. Il y a rien de particulièrement sorcier là-dedans. Aucun besoin de métaphysique.
Le concept même d'espèce : cela a pas de réalité substantielle dans le monde. C'est quelque chose qui est construit par les biologistes, qui prend acte de l'existence de diverses barrières reproductives entre populations à l'époque actuelle (ces barrières existent pour des raisons mécaniques, biochimiques, comportementales... et donc un éléphant peut pas féconder un lapin). Mais rien de plus. Il faut pas essentialiser l'espèce.
Et donc je suis beaucoup plus réceptif à l'atomisme et au mécanisme des épicuriens, et je crois que les biologistes ordinaires aussi.