Jy reviens. Mes petits préliminaires nétaient que pour situer largent dans le cadre de léchange. Léchange est la pratique sociale par excellence. Il ne dépend pas des choses, de leur utilité ou de leur valeur. Ici, nous échangeons des idées, des opinions. Cest bien au contraire largent qui dépend de léchange. Aussi pour contester que largent fut depuis sa création la priorité de toute société. Je ne vais pas revenir sur lopposition des religions à lintérêt et au lucre. Il est arrivé un moment, en Occident, où ce qui était vice est devenu vertu. Petitbijou a raison de marquer que lempire de largent caractérise la société moderne.
Largent est plus que le nerf de la guerre. Cest le nerf de la société moderne. Largent est lidée dune chose et lidée de cette chose dans toutes les choses. Et même parfois lidée dêtres humains. Il paraît à ce propos que le premier usage de la monnaie métal fut lachat dêtre humains. On peut admettre deux fonctions de largent. Dune part, cest la mesure de toute chose, le moyen dévaluation des choses nécessaire à leur échange. Dautre part, cest le moyen déchanger des choses, le support, à la fois abstrait et matériel, de léchange. Cest cette dernière fonction qui nous intéresse ici, la fonction pouvoir dachat.
Mais largent est encore plus que cette fonction. Il met en relation toutes les choses indépendamment de leurs qualités, de leurs usages et de la signification que les individus leur donnent. Il relativise toutes les choses. Et tous les êtres. On sait bien que largent est un facteur de hiérarchisation sociale. Les notions de pauvre et de riche se passent difficilement de lui. Il permet aussi de prévenir les accidents des relations entre les êtres, par le contrat. Cest tellement pratique, que le lien par largent finit par se substituer à toutes les autres formes de liens. Largent est la forme qui détruit toutes les formes, la forme totalitaire.
Mais ce nest encore pas tout. Largent est aussi lobscur objet du désir. Enfin, pas si obscur, au vu de sa célébrité. Cest plutôt lobjet de lobscur désir. Comment comprendre son omniprésence dans nos têtes en ignorant le désir ? Il donne à voir la possibilité dune jouissance que lon peut éprouver à plus ou moins long terme. Est-ce à cause de cela quil a pris une importance dans la civilisation telle quil « devient lâme universelle du cosmos, des intérêts objectifs et que, poursuivant sur cet élan, il envahit aussi les valeurs personnelles ».
Cette importance, ajoute Georg Simmel, éloigne la civilisation de ces valeurs, « rend sa signification de moins en moins comparable à celle de tout ce qui est authentiquement individuel, et préfère étouffer le rôle des valeurs personnelles plutôt que leur attribuer un équivalent aussi peu adéquat. » « Philosophie de largent », p. 457 (PUF, 1987).
La place de largent dans mon existence ? Je nen porte presque jamais, ce qui me met mal à laise en face des mendiants. Quand jen porte, il ne me confère aucune qualité. Je lui reconnais cependant un mérite. Comme objet de mépris, il est plus convenable que lêtre humain