La redoutable ascension de Modi le terrible
On l'accuse d'être l'inspirateur de pogroms anti-musulmans, de gouverner en despote, et uniquement en faveur des riches. Le nationaliste Narendra Modi est le nouveau Premier ministre indien
Ce reportage sur Narendra Modi, candidat nationaliste hindou aux élections générales indiennes qui se tiennent du 7 avril au 12 mai, a été publié initialement dans "Le Nouvel Observateur" du 2 janvier 2014.)
Si vous ne voyez plus les enseignes fluo des centres commerciaux, les cubes de verre exposant des voitures dernier cri, les routes sans nids-de-poule, les grandes maisons cossues derrière leurs hautes grilles, c'est que vous avez franchi la "frontière".
Bienvenue au "Little Pakistan". Le plus grand ghetto musulman d'Inde. Ici, des tours en construction émergent comme des icebergs de béton d'un océan de détritus où les bicoques en tôle ondulée semblent se noyer
. Ici sont parqués 400.000 habitants pour deux écoles publiques, pas de lycée, pas de raccordement aux réseaux d'eau, d'égouts et d'électricité, pas de rues bitumées ni de bus. Mais trois postes de police.
C'est ici, à Juhapura, dans ce quartier en périphérie d'Ahmedabad, la capitale de l'Etat indien du Gujarat, que les rares survivants de l'un des pires pogroms que le pays ait connu ont trouvé asile. Mehboob Cheikh, qui finira ses jours en chaise roulante, Fatimi Bibi Mamohamad Cheikh, condamnée à veiller sur deux orphelins qui ont vu leur famille jetée dans un puits, et Roshan Ben Patan, qui n'a jamais revu le quartier où elle est née.
Tous sont marqués au fer rouge depuis ce maudit 28 février 2002. Les bus déversant dans l'aube brumeuse des hordes d'extrémistes hindous armés de torches et de sabres, l'incrédulité puis la terreur, les femmes violées, les hommes brûlés vifs, les enfants massacrés, comment les oublier ?
En dix ans, le camp de réfugiés est devenu une ville dans la ville, où les enseignes sont en arabe, où topis et tchadors accourent à l'appel du muezzin, où les habitants pallient eux-mêmes l'abandon de l'Etat.
Pauvres et riches musulmans s'y côtoient.
Chassés par la peur et la discrimination de plus en plus banalisée en ville. Deux étudiantes musulmanes qui avaient loué un appartement ont vu leur nom et celui de leur propriétaire hindou dans les journaux du lendemain. Affolées, elles ont échoué comme tous les autres à Juhapura. "C'est un repaire de terroristes", prévient un de leurs camarades hindous, reprenant à son compte le bruit qui court dans la ville. Rumeur, paranoïa, délation...
On se croirait dans l'Allemagne nazie. Le dictateur d'Ahmedabad s'appelle Narendra Modi
Anti-musulmans
Ce "marchand de la mort", comme l'a baptisé le Congrès, le parti de centre-gauche au pouvoir, dirige d'une main de fer le Gujarat depuis douze ans.
Il est accusé d'avoir, au mieux, laissé faire, au pire, encouragé le pogrom de 2002. Mais l'enquête n'a pu conclure à sa responsabilité.
Lui clame qu'il a été blanchi. Ses détracteurs crient à l'investigation bâclée et brandissent pour preuve de sa culpabilité la condamnation, dix ans après les faits, de l'une de ses ministres, Maya Kodnani, jugée coupable d'avoir tendu des épées aux émeutiers.
S'apprête-t-il à faire subir le même sort à tous les musulmans d'Inde ? C'est leur hantise. Et pour cause : il sera peut-être le prochain Premier ministre du pays.
C'est en passant sous le rouleau compresseur d'une organisation hindouiste d'extrême droite, le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), que ce fils de vendeur de thé est devenu le tout-puissant candidat du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti nationaliste hindou, aux élections législatives de 2014.
Une épouse, issue d'un mariage arrangé, abandonnée derrière lui dans son village, une vie quasi monastique consacrée au prosélytisme nationaliste hindou, pas d'enfants, pas de richesse personnelle, un végétarisme rigoureux, pas une goutte d'alcool, pas de cigarettes. Entré à 15 ans dans les rangs du RSS, sorte de franc-maçonnerie aux quelque 2 millions de membres qui sert de matrice idéologique et de bras armé au BJP et dont faisait partie l'assassin de Gandhi, Narendra Modi est, à 63 ans, une créature de l'extrême droite hindoue.
"Ces types infiltrent toutes les institutions du pays dans le but d'installer un Etat hindou", explique un policier à la retraite.
"A coup d'émeutes, ils répandent la peur chez les musulmans afin de les maintenir au bas de l'échelle sociale." Ils ne s'en cachent pas. Swami Vigyananand, un maître spirituel du Vishva Hindu Parishad (VHP), une organisation de la mouvance du RSS accusée d'avoir participé au pogrom, déverse sa haine drapée d'un dhoti-kurta safran et d'un sourire bienveillant :
"Les musulmans ont opprimé les hindous pendant des siècles, ils sont responsables de la partition qui a divisé en 1947 notre pays en deux Etats, et sont toujours superprivilégiés." Et d'avertir : "Modi mettra fin à cette situation. Plus ils résisteront, plus ils souffriront.
" Un rapport gouvernemental a cependant montré, en 2006, que les 13% de musulmans sont traités comme des citoyens de seconde zone par rapport aux 80% d'hindous. L'Etat indien est pourtant censé reconnaître et respecter toutes les religions en vertu du "sécularisme" inscrit dans sa Constitution.
On l'accuse d'être l'inspirateur de pogroms anti-musulmans, de gouverner en despote, et uniquement en faveur des riches. Le nationaliste Narendra Modi est le nouveau Premier ministre indien.
Conscient que cette image d'assassin qui lui colle à la peau risque d'entraver son ascension, Modi pédale aujourd'hui en sens inverse.
"Le progrès pour tous, hindous, sikhs, chrétiens, musulmans !",promet-il devant une marée de sosies, portant des masques où l'on reconnaît les fines lunettes et le collier de barbe blanche de celui qu'ils vénèrent comme leur dieu.
Il distribue même des burqas dans ses meetings ! Mais un seul et unique faux pas a suffi à lever le voile sur l'imposture. "Je suis triste comme le passager arrière d'une voiture qui aurait écrasé un chiot", a-t-il déclaré d'un ton sec, imperméable à tout remords, cet été au sujet des massacres de 2002.
"Si tu tues un musulman, tu n'as rien fait de mal : voilà son message. Et ça marche, puisqu'il a été réélu trois fois au Gujarat !", s'insurge Meenakshi Ganguli, militante de l'ONG Human Rights Watch. Depuis, Modi refuse les interviews.
Pro-riches
Un étrange silence plane sur Ahmedabad. "Personne ne parlera. Pour des raisons politiques", lâche-t-on chez Gautam Adani, un industriel local qui a connu un essor aussi formidable que suspect depuis que son ami Narendra Modi tient les rênes du Gujarat. Tata, Reliance... pas une seule grosse entreprise n'ose briser l'omerta. Même les journalistes tremblent. "Pour un article anti-Modi, tu risques de voir le robinet des publicités gouvernementales et des groupes industriels fermé d'un coup, des procès et des coups de fil menaçants", témoigne une reporter locale qui fait jurer de respecter son anonymat. Bête noire de Modi, qu'elle accuse d'être "l'architecte du génocide" de 2002, la danseuse Mallika Sarabhai a été harcelée et même jetée en prison. "Les personnes qui traitent avec moi s'exposent à d'impitoyables représailles", prévient-elle.
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