Le daour des Regraga au Maroc. Un rite de régénérescence.
Les Regraga forment une confédération maraboutique dans le pays Chiadma situé le long de la côte atlantique marocaine entre les villes de Safi et d’Essaouira. Ils sont connus pour leur pèlerinage annuel de trente-neuf jours qui débute chaque année à l’équinoxe de printemps et lors duquel ils visitent une quarantaine de sanctuaires de leurs ancêtres. Cette tournée printanière est appelée daour, ce qui signifie « tour » (voir la carte en fin d’article), et l’on dit ainsi que les zaouïas de Regraga « tournent sur les saints ». Pour cerner les origines de ce rite, il faut plonger là où légendes et histoire ne font qu’un, là où l’oralité et les hagiographies sont les principales sources historiques.
(Les documents hagiographiques racontant la geste des sept saints fondateurs sont appelés Ifrikyia. )
Le mythe fondateur raconte que sept saints berbères sont partis à La Mecque à la rencontre du Prophète Mohammed, du vivant de celui-ci.
(Ces sept saints sont : Sidi Ouasmine, Sidi Boubker Ben Ashemas, Sidi Salah Ben Boubker, Sidi Abdallah Ben Salah, Sidi Aïssa Bou Khabia, Sidi Yala Ben Ouatil et Sidi Saïd Sabek.)
Adeptes de Jésus, ils étaient chrétiens mais attendaient la venue d’un dernier Prophète. Ils allèrent vers l’envoyé de Dieu afin de se convertir à l’islam. Ces Regraga furent par ailleurs les révélateurs de la glossolalie du Prophète Mohammed. En effet, ce dernier comprit spontanément la langue berbère dans laquelle ils s’exprimaient. En revanche, sa fille Fatima ne comprit pas un mot de ce langage inconnu, qui pour elle ressemblait à des rejraja, c’est-à-dire des « bredouillis ». Le Prophète dit alors à sa fille : « Tu viens de leur donner leur nom. » Il les chargea ensuite de retourner dans le lointain Maghreb al-Aqsa afin d’y apporter l’islam. Les sept saints obéirent et revinrent dans leur pays berbère avec un oracle de la part du Prophète Mohammed. Les tribus se convertirent en masse et la renommée des Regraga s’étendit considérablement, et ce, bien avant les premières conquêtes arabes historiquement attestées. Ils avaient acquis le titre et le prestige de Compagnons du Prophète3. Chaque année, les sept saints guerriers visitaient les tribus de la région afin de vérifier qu’elles n’avaient pas apostasié : telle est l’origine du daour. Depuis ces temps reculés, les descendants des sept saints perpétuent cette pratique de génération en génération, dans tout le pays Chiadma, pendant trente-neuf jours. Mais de nouvelles fonctions et de nombreux usages sont apparus au cours du temps.
Le pèlerinage des Regraga a été étudié par trois chercheurs depuis les années 1980 : Abdelkader Mana (en 1984), Georges Lapassade (en 1985) et Abdelkabir Namir (en 1996). Tous trois ont publié ensuite leurs journaux de terrain ou des écrits concernant le daour mais aucun n’a, à mon sens, entièrement fait le tour de la question. Abdelkader Mana, le « découvreur des Regraga », est celui dont l’approche est la plus analytique. Il a développé le concept de « caprification » pour qualifier l’action des nomades Regraga : ils viennent « féconder » par la baraka les tribus arabophones Chiadma pour l’année à venir. Mais après avoir écrit son journal de bord qui eut un succès important, il n’a pas approfondi ses recherches sur les Regraga. Le travail ici présenté se veut la continuation de ces diverses investigations.