kamomille
VIB
LE MONDE | 03.11.08 | 14h53
Sans être particulièrement versé dans la gastronomie, Mohammed aime savoir ce qu'il a dans son assiette. Il a obtenu que la cantine de son entreprise affiche la composition des plats qui y sont servis quotidiennement. "Je n'ai pas besoin que l'on me donne des menus aux noms pompeux ; je veux juste savoir s'il y a du vin dans la sauce qui accompagne le poisson", explique cet ingénieur musulman de 49 ans, salarié d'une entreprise informatique de la région parisienne.
Avec une quinzaine de ses collègues, pratiquants comme lui, Mohammed dispose aussi d'un local aménagé en salle de prière. En toute discrétion. Car, même si la plupart des salariés sont au courant, la direction ne souhaite pas que cette initiative soit officiellement perçue comme une "discrimination positive". Pas plus qu'elle ne tient à mettre publiquement en avant cet avant-gardisme d'un nouveau genre.
"On a eu plus de problèmes avec les syndicats qui, au nom de la laïcité, ne voulaient pas que la religion entre dans l'entreprise, qu'avec la direction", reconnaît Mohammed. Des soupçons de prosélytisme, des plaintes diverses ont couru chez certains salariés. "On nous a reproché d'avoir dégradé les sanitaires pour faire nos ablutions ; de ne pas parler aux femmes..." Des accusations infondées, selon la direction des ressources humaines.
Durant le mois de ramadan, au terme d'"arrangements avec leur chef direct", les ingénieurs de cette entreprise ont aussi la possibilité de commencer leur journée de travail plus tôt, afin d'être rentrés pour la rupture du jeûne. Pour les fêtes de fin d'année, le colis traditionnellement offert aux salariés, dont 10 % sont de confession musulmane, a été expurgé du foie gras non halal et des bouteilles d'alcool. La prochaine étape pourrait concerner la demande de viande halal et casher à la cantine...
Aussi exceptionnelle soit-elle, la situation de cette société "multiculturelle", selon la définition de son directeur des ressources humaines, préfigure peut-être le monde de l'entreprise de demain. Alors que, face aux dégraissages successifs, certaines entreprises de construction automobile désaffectent des salles de prière créées dans les années 1970 pour les ouvriers immigrés, les recruteurs voient émerger une nouvelle population de candidats : des jeunes diplômé(e)s de confession musulmane, qui ne craignent pas d'affirmer des aspirations professionnelles et individuelles fortes, y compris en termes de croyance.
Aux yeux de certains responsables d'entreprise, cette évolution marque davantage une normalisation qu'une montée des revendications. "Les jeunes cadres français musulmans veulent simplement qu'on les laisse tranquilles même quand ils disent qu'ils font leur prière et qu'ils ne boivent pas d'alcool", juge la sociologue Dounia Bouzar, auteure d'Allah, mon boss et moi (éditions Dynamique Diversité, 122 p.).
Spécialiste de la "diversité" dans l'entreprise, Pascal Bernard, de l'Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), reconnaît que "confrontés à des demandes de ce type de plus en plus fortes, les recruteurs doivent y répondre ; sinon, ils risquent d'être confrontés aux sirènes intégristes ou à la démotivation". "Accepter d'ouvrir une salle de prière pour dix ingénieurs, ce n'est pas forcément tomber dans l'intégrisme, cela peut être fait dans un souci d'efficacité", juge aussi Soumia Malimbaum, présidente de l'Association française des manageurs de la diversité, qui organise en décembre une journée d'échanges sur "Les pratiques religieuses dans l'entreprise".
Cadre à la SNCF, d'origine algérienne, Abdallah Dliouah n'a jamais caché ses convictions religieuses à son employeur. Imam dans la région lyonnaise, il utilise depuis plusieurs années les 35 heures pour concilier ouvertement vie professionnelle et obligations religieuses. Grâce à l'aménagement du temps de travail, il peut prêcher à la mosquée tous les vendredis après-midi.
Le jeune imam, qui ne se déplace jamais sans sa boussole (pour trouver la direction de La Mecque) et son tapis de prière, met aussi en pratique les conseils qu'il donne "à longueur d'année" aux salariés les plus observants, désireux de pratiquer leur religion sur leur temps de travail. Et de leur expliquer que la prière, qui prend généralement un quart d'heure, peut être ramenée à cinq minutes si on fait rapidement ses ablutions, en passant par exemple de l'eau sur les chaussures ; ou qu'un avis juridique autorise les croyants à regrouper le soir les prières "ratées" dans la journée. "Pour chacune des cinq prières quotidiennes, on dispose d'un créneau de deux heures à partir de l'heure officielle", insiste aussi l'imam. "Aussi, ceux qui demandent à interrompre une réunion pour aller prier ne connaissent pas l'islam ou sont dans la provocation", tranche-t-il, un rien agacé.
Dans certains secteurs, comme l'informatique et, dans une certaine mesure, le secteur bancaire, le marché du travail risque d'accentuer ces demandes personnelles ou collectives. "Les entreprises deviennent à l'image de leurs marchés : diverses et multiculturelles, souligne Mme Malimbaum. Elles respectent la laïcité, mais elles font aussi ce qui est bon pour leurs performances et leurs marchés. Si une banque veut se lancer dans la finance islamique, elle a intérêt à avoir en son sein des gens qui ressemblent à sa clientèle potentielle. L'entreprise est un espace privé, il s'y passe des choses plus novatrices que dans l'espace public."
Au-delà de ces discours volontaristes, face à l'arrivée de cette nouvelle génération, les entreprises, grandes ou petites, restent le plus souvent démunies, tétanisées par la crainte d'en faire trop ou trop peu. "En général, ce ne sont pas les questions posées qui sont problématiques", explique Mme Bouzar. "Ce qui l'est, c'est que l'on ne les aborde pas normalement, car les DRH sont coincés entre deux angoisses : entraver la laïcité et se faire épingler pour discrimination en nommant les choses, ou être accusés d'islamophobie." "Lorsque les demandes d'aménagement (pour le ramadan ou les fêtes religieuses) sont bien formulées, rares sont pourtant les responsables qui s'opposent à tout", juge de son côté M. Dliouah.
Sans être particulièrement versé dans la gastronomie, Mohammed aime savoir ce qu'il a dans son assiette. Il a obtenu que la cantine de son entreprise affiche la composition des plats qui y sont servis quotidiennement. "Je n'ai pas besoin que l'on me donne des menus aux noms pompeux ; je veux juste savoir s'il y a du vin dans la sauce qui accompagne le poisson", explique cet ingénieur musulman de 49 ans, salarié d'une entreprise informatique de la région parisienne.
Avec une quinzaine de ses collègues, pratiquants comme lui, Mohammed dispose aussi d'un local aménagé en salle de prière. En toute discrétion. Car, même si la plupart des salariés sont au courant, la direction ne souhaite pas que cette initiative soit officiellement perçue comme une "discrimination positive". Pas plus qu'elle ne tient à mettre publiquement en avant cet avant-gardisme d'un nouveau genre.
"On a eu plus de problèmes avec les syndicats qui, au nom de la laïcité, ne voulaient pas que la religion entre dans l'entreprise, qu'avec la direction", reconnaît Mohammed. Des soupçons de prosélytisme, des plaintes diverses ont couru chez certains salariés. "On nous a reproché d'avoir dégradé les sanitaires pour faire nos ablutions ; de ne pas parler aux femmes..." Des accusations infondées, selon la direction des ressources humaines.
Durant le mois de ramadan, au terme d'"arrangements avec leur chef direct", les ingénieurs de cette entreprise ont aussi la possibilité de commencer leur journée de travail plus tôt, afin d'être rentrés pour la rupture du jeûne. Pour les fêtes de fin d'année, le colis traditionnellement offert aux salariés, dont 10 % sont de confession musulmane, a été expurgé du foie gras non halal et des bouteilles d'alcool. La prochaine étape pourrait concerner la demande de viande halal et casher à la cantine...
Aussi exceptionnelle soit-elle, la situation de cette société "multiculturelle", selon la définition de son directeur des ressources humaines, préfigure peut-être le monde de l'entreprise de demain. Alors que, face aux dégraissages successifs, certaines entreprises de construction automobile désaffectent des salles de prière créées dans les années 1970 pour les ouvriers immigrés, les recruteurs voient émerger une nouvelle population de candidats : des jeunes diplômé(e)s de confession musulmane, qui ne craignent pas d'affirmer des aspirations professionnelles et individuelles fortes, y compris en termes de croyance.
Aux yeux de certains responsables d'entreprise, cette évolution marque davantage une normalisation qu'une montée des revendications. "Les jeunes cadres français musulmans veulent simplement qu'on les laisse tranquilles même quand ils disent qu'ils font leur prière et qu'ils ne boivent pas d'alcool", juge la sociologue Dounia Bouzar, auteure d'Allah, mon boss et moi (éditions Dynamique Diversité, 122 p.).
Spécialiste de la "diversité" dans l'entreprise, Pascal Bernard, de l'Association nationale des directeurs de ressources humaines (ANDRH), reconnaît que "confrontés à des demandes de ce type de plus en plus fortes, les recruteurs doivent y répondre ; sinon, ils risquent d'être confrontés aux sirènes intégristes ou à la démotivation". "Accepter d'ouvrir une salle de prière pour dix ingénieurs, ce n'est pas forcément tomber dans l'intégrisme, cela peut être fait dans un souci d'efficacité", juge aussi Soumia Malimbaum, présidente de l'Association française des manageurs de la diversité, qui organise en décembre une journée d'échanges sur "Les pratiques religieuses dans l'entreprise".
Cadre à la SNCF, d'origine algérienne, Abdallah Dliouah n'a jamais caché ses convictions religieuses à son employeur. Imam dans la région lyonnaise, il utilise depuis plusieurs années les 35 heures pour concilier ouvertement vie professionnelle et obligations religieuses. Grâce à l'aménagement du temps de travail, il peut prêcher à la mosquée tous les vendredis après-midi.
Le jeune imam, qui ne se déplace jamais sans sa boussole (pour trouver la direction de La Mecque) et son tapis de prière, met aussi en pratique les conseils qu'il donne "à longueur d'année" aux salariés les plus observants, désireux de pratiquer leur religion sur leur temps de travail. Et de leur expliquer que la prière, qui prend généralement un quart d'heure, peut être ramenée à cinq minutes si on fait rapidement ses ablutions, en passant par exemple de l'eau sur les chaussures ; ou qu'un avis juridique autorise les croyants à regrouper le soir les prières "ratées" dans la journée. "Pour chacune des cinq prières quotidiennes, on dispose d'un créneau de deux heures à partir de l'heure officielle", insiste aussi l'imam. "Aussi, ceux qui demandent à interrompre une réunion pour aller prier ne connaissent pas l'islam ou sont dans la provocation", tranche-t-il, un rien agacé.
Dans certains secteurs, comme l'informatique et, dans une certaine mesure, le secteur bancaire, le marché du travail risque d'accentuer ces demandes personnelles ou collectives. "Les entreprises deviennent à l'image de leurs marchés : diverses et multiculturelles, souligne Mme Malimbaum. Elles respectent la laïcité, mais elles font aussi ce qui est bon pour leurs performances et leurs marchés. Si une banque veut se lancer dans la finance islamique, elle a intérêt à avoir en son sein des gens qui ressemblent à sa clientèle potentielle. L'entreprise est un espace privé, il s'y passe des choses plus novatrices que dans l'espace public."
Au-delà de ces discours volontaristes, face à l'arrivée de cette nouvelle génération, les entreprises, grandes ou petites, restent le plus souvent démunies, tétanisées par la crainte d'en faire trop ou trop peu. "En général, ce ne sont pas les questions posées qui sont problématiques", explique Mme Bouzar. "Ce qui l'est, c'est que l'on ne les aborde pas normalement, car les DRH sont coincés entre deux angoisses : entraver la laïcité et se faire épingler pour discrimination en nommant les choses, ou être accusés d'islamophobie." "Lorsque les demandes d'aménagement (pour le ramadan ou les fêtes religieuses) sont bien formulées, rares sont pourtant les responsables qui s'opposent à tout", juge de son côté M. Dliouah.