Où la célèbre bataille a-t-elle eu vraiment lieu ? Raid ou invasion des Arabes ? Qui a récupéré cet épisode ? Enquête près de Châtellerault et d'un golf grand luxe.
Par François-Guillaume Lorrain
"Voyage en France : retour sur quelques lieux qui ont fait notre pays"
Cette série est une invitation à revenir aux lieux. Connus ou inconnus, l'histoire de France s'y est écrite. Il y aura des batailles, des châteaux, des abbayes, mais aussi des lieux d'invention, industriels, agricoles, artisanaux, artistiques. Tous, ils ont façonné notre pays.
Ils sont huit. Ils sont arrivés pendant que je discutais avec Yves Texier, l'ancien maire de Vouneuil-sur-Vienne. On s'échangeait des noms de code. Charles Martel. Abd-er-Rahman. Eudes d'Aquitaine. On prenait le soleil sur la colline. Avant de les voir, je les ai entendus. Ils parlaient arabe. Comme si, parmi les milliers de Sarrasins qui avaient péri ici le 22 octobre 732, 8 soldats s'étaient relevés, revenus d'entre les morts.
Je les observais du coin de l'oeil : ils lisaient la table d'accueil et son discours trempé dans le lait de la tolérance : "Qui que tu sois, d'où que tu viennes, jeune ou âgé, visiteur d'occasion ou chercheur de conclusions, tu es un ami." Ils se sont arrêtés devant la table des religions : judaïsme, christianisme, islam. Explications. Peace and love. Ils se sont penchés sur le grand échiquier central, où chaque case renferme la citation d'un penseur occidental ou arabe. Parité assurée. Pascal ("Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux, qui est la chose la plus fragile") voisine avec El Maqqari ("Si on traverse la plaine où elle fut livrée, on entend un bruissement produit par les ailes des anges qui veillent et prient un lieu à jamais sanctifié par la mort de tant de vrais croyants"). Ami arabe, entends-tu monter des campagnes le bruissement de la bataille ?
Charles Martel ? Connais pas !
Après le départ du maire, je suis allé les rejoindre. Ils viennent de Poitiers. Ce sont des doctorants arrivés d'Algérie pour terminer leurs études d'électrotechnique. Ils sont là depuis trois ans, mais n'avaient jamais entendu parler de Moussais-la-Bataille. C'est un de leurs camarades qui a mentionné cette bataille de Poitiers inconnue. Ils ont cherché sur Internet et les voilà, en ce dernier samedi d'octobre, profitant du soleil qui redonne un parfum d'été à la campagne poitevine.
Ils déambulent d'un air sérieux, découvrant l'existence de l'émir Abd-er-Rahman, dont le sang a coulé ici. Charles Martel ? Connais pas non plus ! On nous cache tout, on ne nous dit rien. Quelle part représente la bataille de Poitiers dans l'histoire des Arabes ? Assez faible, il est vrai. Un micro-événement. Ils apprennent les circonstances de ce que j'appelle leur "défaite", terme qu'ils récusent. "C'est juste l'histoire." Leur histoire ? Ils acquiescent. Avant d'admettre que oui, cette fois-là, les Arabes ont perdu leur match contre les Francs. Puis ils s'éloignent. L'un d'eux se dirige vers une voiture d'où il extirpe des bouteilles d'eau et un tapis de prière. Ils s'assoient sur l'herbe, près du petit musée à ciel ouvert, qui coiffe la colline de Moussais.
La faute au "seuil"
Le point de vue est euphorisant. À gauche, au loin, la forêt de Moulière et ses 5 000 hectares, poumon nord de Poitiers. Plus près, en amorce, le lac de Saint-Cyr, qui borde le très luxueux golf du Haut-Poitou, pris d'assaut, avec ce beau temps, par ses adhérents. L'extrémité du parcours de 18 trous est à une portée de drive. Tout à droite, on devine les premiers toits de Châtellerault. À nos pieds, paresse le Clain, le long d'un chemin de Compostelle reliant Tours à Poitiers, qui emprunte l'ancienne voie romaine. Derrière, à deux kilomètres, coule la Vienne, au cours presque parallèle. Les deux rivières ont leur confluence à sept kilomètres en amont, à Cenon. C'est là, dans ce triangle, que s'est très probablement déroulée une bataille aussi célèbre que contestée dans son lieu, sa date et sa signification.
On ne vous apprendra pas que la bataille de Poitiers n'a pas eu lieu à Poitiers. Étrange destin que cette ville associée à des combats qu'elle n'aura pas connus mais qu'elle aura aimantés. Le sang a coulé à l'ouest, au sud et au nord-est. Une ceinture rouge historique qu'on explique par la géographie. Ici, on vous rabâche que c'est la faute au "seuil". Le seuil du Poitou. On se croirait dans un livre de Fernand Braudel. Entre les deux grands bassins parisien et aquitain se glisse ce seuil poitevin, grande voie de passage, donc de batailles. C'est leur trouée de Belfort, versant occidental.
Un lieu de mémoire inconstructible !
En 507, Clovis remporta dans les alentours sa plus grande victoire, contre les Wisigoths d'Alaric, parachevant ainsi l'unité de la Gaule. C'était à Vouillé, à quinze kilomètres à l'ouest de la capitale poitevine. Là-bas, on a bien voulu s'en souvenir après 1848 en plantant des arbres de la liberté. Puis il y eut l'autre bataille de Poitiers, celle de 1356. Là aussi, la dénomination est trompeuse : elle se déroula à Nouaille-Maupertuis, charmant village situé à huit kilomètres au sud de la grande ville. Une journée noire pour la France, dont le roi Jean est fait prisonnier par les Anglais.
J'en viens. Je suis allé vérifier comment, là-bas, on s'est débrouillé avec ce fardeau. Plutôt bien. En 1938, un historien local a obtenu que "Maupertuis" (le mauvais chemin), lieu reconnu de l'affrontement, soit accolé au nom de la commune. Dans les années 1950, on a rajouté une lourde stèle de pierre grise en forme de tombeau, érigée à la mémoire des chevaliers français massacrés ce jour-là. Quatre panneaux, plantés dans un pré en pente, éclairent l'éventuel passant sur les circonstances de ce désastre cinglant. Mais le dispositif est modeste. Il n'a rien à voir avec le Centre historique médiéval d'Azincourt (1415), bel objet d'autoflagellation, car unique site, avec le tout récent musée de Gravelotte (1870) près de Metz, consacré à une défaite française. À la mairie de Nouaille, où l'on nous a réservé le meilleur accueil, on avoue que, pour choisir ce lieu de mémoire, on y est allé au petit bonheur la chance. Il était très pentu, donc spectaculaire et... inconstructible. On décida donc que le malheur avait été dans ce pré.
à suivre .../...
Par François-Guillaume Lorrain
"Voyage en France : retour sur quelques lieux qui ont fait notre pays"
Cette série est une invitation à revenir aux lieux. Connus ou inconnus, l'histoire de France s'y est écrite. Il y aura des batailles, des châteaux, des abbayes, mais aussi des lieux d'invention, industriels, agricoles, artisanaux, artistiques. Tous, ils ont façonné notre pays.
Ils sont huit. Ils sont arrivés pendant que je discutais avec Yves Texier, l'ancien maire de Vouneuil-sur-Vienne. On s'échangeait des noms de code. Charles Martel. Abd-er-Rahman. Eudes d'Aquitaine. On prenait le soleil sur la colline. Avant de les voir, je les ai entendus. Ils parlaient arabe. Comme si, parmi les milliers de Sarrasins qui avaient péri ici le 22 octobre 732, 8 soldats s'étaient relevés, revenus d'entre les morts.
Je les observais du coin de l'oeil : ils lisaient la table d'accueil et son discours trempé dans le lait de la tolérance : "Qui que tu sois, d'où que tu viennes, jeune ou âgé, visiteur d'occasion ou chercheur de conclusions, tu es un ami." Ils se sont arrêtés devant la table des religions : judaïsme, christianisme, islam. Explications. Peace and love. Ils se sont penchés sur le grand échiquier central, où chaque case renferme la citation d'un penseur occidental ou arabe. Parité assurée. Pascal ("Entre nous et l'enfer ou le ciel, il n'y a que la vie entre deux, qui est la chose la plus fragile") voisine avec El Maqqari ("Si on traverse la plaine où elle fut livrée, on entend un bruissement produit par les ailes des anges qui veillent et prient un lieu à jamais sanctifié par la mort de tant de vrais croyants"). Ami arabe, entends-tu monter des campagnes le bruissement de la bataille ?
Charles Martel ? Connais pas !
Après le départ du maire, je suis allé les rejoindre. Ils viennent de Poitiers. Ce sont des doctorants arrivés d'Algérie pour terminer leurs études d'électrotechnique. Ils sont là depuis trois ans, mais n'avaient jamais entendu parler de Moussais-la-Bataille. C'est un de leurs camarades qui a mentionné cette bataille de Poitiers inconnue. Ils ont cherché sur Internet et les voilà, en ce dernier samedi d'octobre, profitant du soleil qui redonne un parfum d'été à la campagne poitevine.
Ils déambulent d'un air sérieux, découvrant l'existence de l'émir Abd-er-Rahman, dont le sang a coulé ici. Charles Martel ? Connais pas non plus ! On nous cache tout, on ne nous dit rien. Quelle part représente la bataille de Poitiers dans l'histoire des Arabes ? Assez faible, il est vrai. Un micro-événement. Ils apprennent les circonstances de ce que j'appelle leur "défaite", terme qu'ils récusent. "C'est juste l'histoire." Leur histoire ? Ils acquiescent. Avant d'admettre que oui, cette fois-là, les Arabes ont perdu leur match contre les Francs. Puis ils s'éloignent. L'un d'eux se dirige vers une voiture d'où il extirpe des bouteilles d'eau et un tapis de prière. Ils s'assoient sur l'herbe, près du petit musée à ciel ouvert, qui coiffe la colline de Moussais.
La faute au "seuil"
Le point de vue est euphorisant. À gauche, au loin, la forêt de Moulière et ses 5 000 hectares, poumon nord de Poitiers. Plus près, en amorce, le lac de Saint-Cyr, qui borde le très luxueux golf du Haut-Poitou, pris d'assaut, avec ce beau temps, par ses adhérents. L'extrémité du parcours de 18 trous est à une portée de drive. Tout à droite, on devine les premiers toits de Châtellerault. À nos pieds, paresse le Clain, le long d'un chemin de Compostelle reliant Tours à Poitiers, qui emprunte l'ancienne voie romaine. Derrière, à deux kilomètres, coule la Vienne, au cours presque parallèle. Les deux rivières ont leur confluence à sept kilomètres en amont, à Cenon. C'est là, dans ce triangle, que s'est très probablement déroulée une bataille aussi célèbre que contestée dans son lieu, sa date et sa signification.
On ne vous apprendra pas que la bataille de Poitiers n'a pas eu lieu à Poitiers. Étrange destin que cette ville associée à des combats qu'elle n'aura pas connus mais qu'elle aura aimantés. Le sang a coulé à l'ouest, au sud et au nord-est. Une ceinture rouge historique qu'on explique par la géographie. Ici, on vous rabâche que c'est la faute au "seuil". Le seuil du Poitou. On se croirait dans un livre de Fernand Braudel. Entre les deux grands bassins parisien et aquitain se glisse ce seuil poitevin, grande voie de passage, donc de batailles. C'est leur trouée de Belfort, versant occidental.
Un lieu de mémoire inconstructible !
En 507, Clovis remporta dans les alentours sa plus grande victoire, contre les Wisigoths d'Alaric, parachevant ainsi l'unité de la Gaule. C'était à Vouillé, à quinze kilomètres à l'ouest de la capitale poitevine. Là-bas, on a bien voulu s'en souvenir après 1848 en plantant des arbres de la liberté. Puis il y eut l'autre bataille de Poitiers, celle de 1356. Là aussi, la dénomination est trompeuse : elle se déroula à Nouaille-Maupertuis, charmant village situé à huit kilomètres au sud de la grande ville. Une journée noire pour la France, dont le roi Jean est fait prisonnier par les Anglais.
J'en viens. Je suis allé vérifier comment, là-bas, on s'est débrouillé avec ce fardeau. Plutôt bien. En 1938, un historien local a obtenu que "Maupertuis" (le mauvais chemin), lieu reconnu de l'affrontement, soit accolé au nom de la commune. Dans les années 1950, on a rajouté une lourde stèle de pierre grise en forme de tombeau, érigée à la mémoire des chevaliers français massacrés ce jour-là. Quatre panneaux, plantés dans un pré en pente, éclairent l'éventuel passant sur les circonstances de ce désastre cinglant. Mais le dispositif est modeste. Il n'a rien à voir avec le Centre historique médiéval d'Azincourt (1415), bel objet d'autoflagellation, car unique site, avec le tout récent musée de Gravelotte (1870) près de Metz, consacré à une défaite française. À la mairie de Nouaille, où l'on nous a réservé le meilleur accueil, on avoue que, pour choisir ce lieu de mémoire, on y est allé au petit bonheur la chance. Il était très pentu, donc spectaculaire et... inconstructible. On décida donc que le malheur avait été dans ce pré.
à suivre .../...