Au pays des Imazighen, on se moque de Tifinagh; on ne sait même pas ce que cela signifie. Quand on leur explique, en des termes simples, que Tafinagh est un ensemble de lettres avec lesquelles on écrit leur langue, ils réagissent par une inclinaison latérale de la tête, une petite moue pincée et une expiration nasale.
Pff! Comme c'est insignifiant! Si on est sensible à la question Tamazight, on double alors l'effort pour mieux présenter la chose. Sourire de politesse à l'appui, on trace avec n'importe quel objet des signes biscornus qui ressemblent tantôt aux cornes de chèvres, ou aux cordons de gourdes, tantôt aux poules, ou simplement à des mouches. La démonstration tourne au ridicule : on rit. Ces traces, disent-ils, correspondent aux sabots et aux pattes. On dirait même des récipients argileux, ou des bottes de paille. Mais enfin ce ne sont que des gravures comme celles tracées par des insectes menuisiers sur un vieux cèdre échappé aux coupes trop fréquentes ayant déboisé tout le flanc de leurs collines. Ils assurent, en outre, que leurs graffitis sur des tapis à tissage fin sont d'une meilleure allure.
Dans ce pays, les Imazighen, tous de petite taille due à une nutrition insuffisante, connaissent mieux les Américains qu'ils côtoient tous les jours que leurs concitoyens intellectuels ou politiques installés à Rabat. Les premiers financent leurs petits projets, soignent leurs malades ; les seconds leur parlent de langue et de culture. D'autres acteurs plus dupes émettent sons et images vers des destinataires fictifs.
Ceux réels ne reçoivent que du vent soufflé aux travers les couloirs montagneux qui, sans saison pluviale, brûle petite herbe et poils dorés, semés avarement sur quelques parties du visage. Celui du vieux berger qui ne fixe que son troupeau, ou d'un enfant assis au bord de la route à côté d'un panier de pommes ou de noix qu'il vend à l'unité. Ces gens ne regardent que rarement la télévision pour comprendre qu'on a décidé de réserver un espace audio-visuel à leur patrimoine culturel. Quand ils trouvent le temps de s'intéresser à l'image, c'est celle des satellites qu'ils apprécient le plus. Ils ont bien raison de regarder ailleurs ; néanmoins ils ne souffriront pas des débats torturants opposant de temps en temps les conservateurs new-gauchistes aux Harraki centripètes.
Pendant que les uns, alors hautains farouches de la langue arabe, exigent de la constitution une reconnaissance nette de la langue Tamazight; les autres, idéologiquement imazighen, ironisent et appellent au calme. C'est qu'ils sont plus sages! La question berbère est leur chose; eux seuls savent comment en faire usage, en abuser. Y a-t-il vraiment une question berbère? Ne s'agirait-il pas d'un vestige de miettes légué aux générations indépendantes? On s'en sert quand on n'a plus rien à dire. Même à ce niveau, il semble bien que tout est déjà dit.
Qui ne connaît pas les conclusions de Stephan Gsell, de Georges Marcy ou encore celles de Charles Faucould pour n'en citer que quelques-uns? Qu'apporte-il au pays des Imazighen de savoir que ses dialectes se rapportent tous à une langue commune qui serait le libyque, parlé en Afrique du Nord bien avant le punique, importé par les Phéniciens? Que gagnera-t-il si on lui explique que le Berbère est aujourd'hui une langue parlée qui n'a pas d'écriture, et que grâce à Tifinagh elle saura vivre plus longtemps, même s'il n'est lisible que très lentement, en épelant et tâtonnant?
Que de nombreuses inscriptions libyques bilingues ont été trouvées au Lixus et traduites avec soin? Pourquoi troubler ces gens en leur présentant un système d'écriture suivant quatre directions : de bas en haut, de haut en bas, de droite à gauche et de gauche à droite? Ne serait-il pas possible de leur proposer un autre système qu'ils connaissent déjà? Cela aurait facilité leur tâche.
Au pays des Imazighen, on se moque de tout cela. On souhaite avoir des routes praticables, des hôpitaux, des écoles et un peu de lumière. On veut les moyens pour se procurer plus de chèvres et de brebis, car ce sont là leurs seules ressources. Ces gens savent qu'ils sont berbères, car ils vivent ainsi et parlent berbère.
Et nous! Connaissons réellement notre identité? Sommes-nous arabes? Ou berbères? Et si nous étions phéniciens? Ou Libyens? Ou maures? Ou tout simplement un mélange de tout cela? Nous sommes en réalité des Marocains ayant un Roi à servir, un drapeau à défendre et un gouvernement qui doit partir.
Abderrahim Chtiba, "Caprices du lundi: Au pays des Imazighen », Libération (Maroc), édition du 28 novembre 2005