La confusion entre islam et islamisme n’a jamais totalement cessé de sévir. Plusieurs spécialistes de l’islam agissent, à différents niveaux, pour sortir des lectures orthodoxes ou tronquées du Coran. Faire triompher de nouvelles interprétations ne peut faire selon eux l’économie d’une réforme.
« J’ai une maison fissurée, que j’ai cru être une belle demeure, mais elle commence à prendre l’eau, le vent de partout et menace de s’écrouler. Les pierres de taille de départ me plaisent, donc je la déconstruis au sens où je prends pierre par pierre et je la rebâtis pour en faire un beau palais. » C’est par le recours à une métaphore que Ghaleb Bencheickh, physicien et islamologue érudit, empoigne son sujet. La figure de style n’est pas neutre. Elle vise, en bravant les tensions du présent, à tisser de manière positive l’avenir de l’islam. Dans le déluge médiatique qui a suivi l’assassinat de nos confrères de Charlie Hebdo le 7 janvier, blessure aussitôt ravivée par l’attentat antisémite ignoble survenu dans un Hyper Cacher, on ne compte plus les fois où il a été affirmé que ces meurtres ont été perpétrés « au nom de l’islam ».
Ne convient-il donc pas d’interroger les penseurs de cette religion ? En particulier les voix qui s’élèvent, dans différentes régions du savoir, contre l’orthodoxie.
« Il est aisé de profiter du choc pour réactiver des antagonismes en assimilant l’islam et l’islamisme »
Cette entreprise oblige au préalable, selon Tareq Oubrou, imam de Bordeaux, « à ne pas tomber dans l’erreur de la généralisation ou le piège de l’essentialisation d’un sujet, l’islam, qui est très complexe ». Aussi invite-il à se déprendre d’une méprise : « Quand on parle de l’islam, on confond souvent deux choses : l’islam en tant que religion, laquelle se réfère à des textes qui ont toujours obéi au processus d’une interprétation, à ce titre il est pluriel ; et l’islam en tant que culture, civilisation bâtie à travers les mathématiques, la médecine, la physique, Averroès… »
L’incompatibilité entre l’islam et la laïcité, critique assénée dans les franges les plus réactionnaires de la sphère politique, est renvoyée dans les cordes par le responsable de culte. « La laïcité est un contexte politique et l’islam est une spiritualité qui circule dans le monde. Dans le corps sociétal et politique, il s’adapte à ce corps en prenant la forme de son contexte. » Si la religion musulmane, comme tout monothéisme, unit ses croyants par des pratiques cultuelles, « dès qu’on passe à l’aspect horizontal des pratiques de l’islam, à savoir le droit et la morale, les variables sociologiques entrent en jeu parce qu’il n’y a pas de pratiques morales ou juridiques sans le substrat culturel », insiste-t-il.
Aux tentatives de figer l’islam dans une culture monochrome, à la peur, à la surenchère sécuritaire, à la nuit de l’ignorance dans laquelle les haines se retranchent… des intellectuels opposent les armes du débat.
Le terrain n’est pas vierge, ni même homogène. À y regarder de près, il montre des signes de fertilité. Les études contemporaines portant sur l’islam ont ceci en commun qu’elles refusent simultanément le déni, les amalgames ravageurs et les confiscations autoritaires du dogme. Face à l’ampleur de la tâche, certains, à l’instar du philosophe Abdennour Bidar, estiment qu’il « est temps que l’islam enfante lui-même sa Réforme ». Dans des termes plus tranchants encore, Ghaleb Bencheickh considère qu’« un sursaut ou un réveil ne suffiront pas, le temps d’un éboulement des consciences est venu. Il faut sortir des simples toilettages, des réformettes, du rafistolage, du bricolage ou même d’un simple aggiornamento : tous s’apparentent à une cautérisation d’une jambe en bois ».
Celui qui prône une refondation théologique juge ainsi qu’« on ne peut prétendre réformer tout en restant au sein des clôtures et des enfermements doctrinaux, car alors on ne libère pas l’esprit de sa prison ». L’approche critique n’est pas nouvelle. En 2004, Abdelwahab Meddeb rappelait dans Face à l’islam (Éditions Textuel), s’agissant des sourates polémiques du Coran, que « cette violence n’est pas propre à l’islam, lequel, sur cette question, se révèle mimétique de la Bible ».
Comme de nombreux textes sacrés, le Coran est ambivalent. Si le « verset de l’épée » commande de combattre ceux qui ne croient pas à la « religion vraie », le verset 256 de la deuxième sourate souscrit qu’il n’y a « point de contrainte en religion ». Meddeb fait donc observer que « l’interprétation du sens donné à la lettre dépend de la lecture qu’on en fait et des priorités accordées à des prescriptions émanant de domaines divers. De nos jours, nous nous affrontons à des littéralistes aveuglés. »
Comme un signe annonciateur de l’obscurantisme et du mur d’incompréhension qui s’érigent, le producteur historique de Cultures d’islam (France Culture) mettait déjà en garde contre l’imprudence méthodologique qui « abroge plus de cent autres (versets) doux et tolérants à l’égard de ceux qu’on voue ici à la mort ». Et d’avertir : « Les malveillants qui ne veulent considérer qu’une face d’une réalité polymorphe, l’action spectaculaire et hideuse des terroristes leur rend la tâche facile : alors, dans le feu d’un événement sanglant et spectaculaire, il est aisé de profiter du choc produit pour réactiver des antagonismes élémentaires en assimilant l’islam et l’islamisme. »