De Tunis à Rabat, la crainte d'un retour en arrière

L'arrivée au pouvoir de partis islamistes pour la première fois dans l'histoire de la Tunisie et du Maroc, où ils dominent les gouvernements, nourrit les craintes des femmes. Pas toutes, certes. Car les victoires électorales du parti tunisien Ennahda en octobre 2011 et un mois plus tard, le 25 novembre, du Parti de la justice et du développement (PJD) marocain se sont aussi appuyées sur un vote féminin. Mais le "printemps arabe", qui a porté les aspirations de millions personnes dans la rue, a son revers.
Au Maroc, c'est d'abord une image. Celle d'une femme, une seule, un foulard sur les cheveux, au milieu de trente hommes en costume sombre : Bassima Hakkaoui, 51 ans, députée du PJD depuis 2002, a été nommée en janvier ministre de la solidarité, de la femme, de la famille et du développement social. Par comparaison, le précédent gouvernement comptait cinq ministres femmes et deux secrétaires d'Etat. Première déconvenue.



AU MAROC, DES "SIGNAUX INQUIÉTANTS"

Aussitôt, l'Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM) a écrit une lettre ouverte au chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, pour lui transmettre ses "principales attentes". "Comme vous le savez, durant la dernière décennie, le Maroc a fait des progrès significatifs en matière de promotion et de protection des droits humains des femmes", rappelle l'association, avant d'interpeller le secrétaire général du PJD sur le respect des principes d'"égalité" des sexes et de "parité" contenus, article 19, dans la nouvelle Constitution, adoptée par référendum le 1er juillet 2011. L'ADFM n'a, à ce jour, reçu aucune réponse. Deuxième déconvenue.

"Il est encore trop tôt pour évaluer l'impact de l'arrivée au pouvoir du PJD", déclare Amina Lotfi, présidente de l'ADFM. "Mais les premiers signaux sont inquiétants, relève-t-elle en pointant la "totale insensibilité à l'égalité du genre" du gouvernement. Le mouvement féministe au Maroc, soutenu par des femmes qui ne trouvaient pas toujours leur place dans les partis politiques, "avait eu tendance à un peu baisser les bras et, là, il a reçu une belle claque", assure une militante pourtant aguerrie. "Les partis islamistes sont arrivés au pouvoir parce qu'ils étaient les mieux organisés et parce que les gens avaient un sentiment de reconnaissance, car ils les ont aidés dans leur vie quotidienne. Désormais, il y a des craintes sur les libertés, une récession culturelle, et l'élite, malheureusement, ne réagit pas, s'alarme Nabila Mounib. La question de la femme redevient centrale."
 
Cette endocrinologue âgée de 52 ans, chercheuse à l'université Hassan-II à Casablanca, vient d'être nommée chef d'un parti d'opposition de gauche, le Parti socialiste unifié (PSU), – ce qui fait d'elle une pionnière. Elle se souvient du 12 mars 2000 où elle défilait dans la rue pour réclamer la réforme du code de la famille, la Moudawana, face aux militants du PJD qui s'y opposaient de toutes leurs forces. "La priorité du gouvernement, dans sa déclaration de politique générale, poursuit Nabila Mounib, repose sur l'identité, l'identité exclusive qui consiste à dire 'nous sommes musulmans', or le référentiel religieux est toujours mis en avant par des hommes, pour des hommes." Pour Amina Lotfi, "le programme gouvernemental prône un discours idéologique et moralisateur (…) qui cantonne les femmes dans l'espace privé-famille et dissout leurs droits et libertés dans des considérations de cohésion dont la femme-épouse-mère endosserait la totale responsabilité".

Aucune loi, aucun signe tangible n'est jusqu'ici venu remettre en cause les avancées acquises par les femmes marocaines. Mais la vigilance est de mise dans un pays où la polygamie n'est pas formellement interdite et où, malgré la loi, le mariage des jeunes filles de 12 ou 13 ans persiste. "On a laissé une marge de manœuvre aux juges, il était question de les former mais cela n'a pas été fait", dénonce Nabila Mounib qui cite une discussion qu'elle a eue à ce sujet avec Bassima Hakkaoui, juste avant qu'elle ne soit désignée ministre de la famille : "Je lui ai demandé ce qu'elle pensait du mariage des petites filles, elle m'a répondu : 'Si elles sont suffisamment développées, pourquoi pas ?'" "C'est un rude combat, ajoute-t-elle, qu'il faudra mener dans les lycées, les universités, car en face des mosquées se démultiplient pour lancer le message que l'islam est la solution. Et ce qui se passe chez nos voisins, comme en Tunisie, n'est pas fait pour nous rassurer."

LES DÉBATS D'HIER RESSURGISSENT EN TUNISIE

En Tunisie, non plus, aucune loi n'est venue remettre en cause, jusqu'ici, les acquis des femmes – les plus avancés dans le monde arabe depuis l'adoption, en 1956, du code du statut personnel. Au contraire, lors des élections d'octobre 2011, le principe de listes paritaires, une première, avait été accepté par tous les partis. Mais, depuis, la situation s'est dégradée. Des enseignantes sont agressées, insultées par des salafistes et des prédicateurs venus de l'étranger arpentent le pays, sans que le gouvernement réagisse. "Les femmes subissent tous les jours des violences, certes, la plupart du temps verbales, mais quand même, déplore Dalenda Larguech, historienne, directrice du Centre de recherches, d'études, de documentation et d'information sur la femme (Credif), à Tunis. Jamais, je n'aurais pensé que nous débattrions de sujets que l'on croyait dépassés !"
 
Sihem Badi prête serment, le 24 décembre 2011, lors de la cérémonie d'investiture du gouvernement tunisien. AFP/FETHI BELAID
Pour preuve, l'orfi, le mariage coutumier, qui avait quasiment disparu en Tunisie, a fait un retour fracassant dans les débats après les propos maladroits de la ministre de la femme, Sihem Badi, membre du parti Congrès pour la République (CPR). Début février, la ministre (elles sont deux dans un gouvernement de vingt-six hommes) avait qualifié cette pratique, qui ne nécessite que deux témoins et n'accorde aucun droit à la femme, de "liberté individuelle" avant de faire machine arrière. Mais le mal était fait, et aux dires d'enseignants, des étudiantes auraient épousé des salafistes sous ce régime. "Cela n'a rien à voir avec le mariage coutumier tel qu'il était pratiqué dans le monde rural qui n'avait pas l'usage de l'écrit. Là, il s'agit ni plus ni moins que d'une libération sexuelle halal, c'est tout, et cela peut développer la polygamie !", s'indigne Dalenda Larguech.

Entre les fondamentalistes religieux et une partie de la société, la bataille s'est aussi cristallisée autour du port du niqab, le voile intégral, qui a fait son apparition après la révolution. Depuis le 6 décembre 2011, les cours de la faculté des lettres de la Manouba, à côté de Tunis, sont tous les jours perturbés, même si cela concerne une poignée d'étudiantes soutenues par des salafistes. "C'est toute une atmosphère, une guerre d'usure, rapporte la féministe du Credif. On parle maintenant d'interdire l'adoption alors que nous l'avions acceptée depuis 1956…" En Tunisie, les débats sont exacerbés par la rédaction, d'ici un an, de la future Constitution, pour laquelle ont été élu(e)s 217 député(e)s avec, au cœur du litige, la place de la charia, la loi islamique, comme source d'inspiration du droit, ou non.
 
"L'idée de séparation du politique et du religieux est étrangère à l'Islam", a affirmé Sahbi Atig, un élu d'Ennahda au cours d'une séance. En réaction, vingt-huit associations féministes et organisations de droits de l'homme ont déposé à l'Assemblée un projet de Constitution : "Nous revendiquons l'inscription des droits des femmes dans la future Constitution pour que celle-ci marque un véritable tournant dans la promotion des droits des femmes et de leur protection (…). Nos propositions ont aussi pour but de mettre définitivement un terme à l'instrumentalisation politique et religieuse des droits humains des femmes", peut-on lire en préambule.

Les quatorze articles du texte tendent vers un seul but : obtenir l'égalité des sexes. Le 28 février, d'autres organisations, dont le Réseau euroméditerranéen des droits de l'homme, ont également lancé un appel à l'Assemblée constituante tunisienne : "Le référent arabo-musulman doit être considéré comme un élément central de la personnalité tunisienne, non comme une source de législation. Il ne doit y avoir aucune réforme des textes relatifs au statut personnel durant la période de transition." Le face-à-face continue. A l'initiative d'un collectif d'associations, les femmes devaient manifester jeudi 8 mars à Tunis et tenir un colloque le lendemain. Le groupe salafiste Hizb ut-Tahrir, lui, a prévu "un congrès mondial des femmes".
 
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