droitreponse
Initium ut esset homo creatus est
Express du 21/07/2015
Salman Rushdie. "Au lieu de s'opposer à ces attaques contre la liberté de s'exprimer, on a cru qu'il fallait les calmer par des compromis, dit l'écrivain. [...] Garder le silence ne rend pas service aux musulmans."
Prashant Nakwe/The Times of India/xxx
Salman Rushdie revient sur le quart de siècle écoulé, explore la nature du néo-islamisme de Daech, dénonce les errances géopolitiques de l'Occident, mais parle aussi littérature, imaginaire, inspiration...
La polémique a fait rage aux Etats-Unis après que le prestigieux Pen American Center (Pen Club), société littéraire américaine, eut décidé de décerner à Charlie Hebdo sa plus haute distinction. Refusant d'endosser une ligne critique face à l'islam, environ 200 auteurs ont signé une pétition contre la remise du prix Courage et liberté d'expression à Charlie Hebdo, et l'ont fait circuler lors du gala que vous présidiez le 5 mai. L'événement a-t-il été gâché par cette contestation inattendue?
N'exagérons pas ces protestations : nous parlons de 200 écrivains signataires de la pétition sur les 5000 que compte le Pen Club. C'est donc un faible nombre. Gérard Biard et Jean-Baptiste Thoret, les deux personnes venues à New York pour représenter la cause de Charlie Hebdo au gala, ont été accueillis avec d'autant plus d'enthousiasme par la majorité des écrivains présents.
J'ai demandé à l'écrivain Alain Mabanckou de leur remettre le prix Courage et liberté d'expression. Pour avoir vécu dans différentes cultures, j'éprouve une connivence personnelle envers ce talentueux auteur franco-congolais installé en Californie, et j'avais été touché par le texte qu'il a publié dans L'Express en ferme réponse à l'annonce du boycott ; c'est pourquoi je lui ai demandé de le répéter en anglais lors du gala. Je suis reconnaissant aussi au président de SOS Racisme, Dominique Sopo, d'avoir tenu à venir à New York pour défendre la mémoire des dessinateurs assassinés et en finir avec les accusations injustes dont ils faisaient l'objet.
L'incident est donc clos?
Il laissera des traces et des dissensions profondes dans le monde littéraire. Pour ma part, j'ai été sincèrement choqué par ces protestations, prononcées par des écrivains qui sont, pour beaucoup d'entre eux, des amis proches. Michael Ondaatje, Peter Carey, Junot Diaz, Michael Cunningham! Des gens dont je n'aurais jamais imaginé qu'ils auraient une telle attitude. J'ai écrit à l'un d'entre eux, principal instigateur de l'incident, Teju Cole, car il avait rédigé l'appel au boycott. Il m'a répondu par une lettre bizarre : "Mon cher Salman, cher grand frère, tout ce que je sais, je l'ai appris à tes pieds"... et d'autres âneries de ce genre. Mais sa réponse contenait surtout des affirmations erronées : Teju m'assurait qu'il n'aurait jamais pris ce parti contre Les Versets sataniques, car, dans mon cas, il s'agissait d'une accusation de blasphème, alors que, dans celui de Charlie Hebdo, le prétendu racisme du magazine envers la minorité musulmane est en cause.
Non, ai-je écrit, ces gens ont été exécutés car leurs propos étaient perçus comme blasphématoires. C'est exactement la même chose. J'ai eu alors la sensation que, si les attaques contre Les Versets sataniques avaient lieu aujourd'hui, ces gens ne prendraient pas ma défense et useraient de ces mêmes arguments contre moi, en m'accusant d'insulter une minorité ethnique et culturelle.
Par ailleurs, je suis choqué que l'on puisse attenter ainsi à la mémoire des morts, en dénaturant leurs propos. Ceux qui ont lu ce magazine, quelle que soit leur opinion sur ses caricatures, ne peuvent que constater qu'il est tout sauf raciste et a pris fermement position contre le Front national.
Quant à leur prétendue "obsession à insulter l'islam", elle ne tient pas : Le Monde a pu observer que 7 seulement de ses Unes, sur 523 en dix ans, étaient consacrées à l'islam. Le reste traitait du pape, d'Israël, du Front national ou - que sais-je ? - de Sarkozy, du racisme français et de l'élite au pouvoir. En vérité, ce point, le contenu même du magazine, est sans importance, car la liberté de parole implique de défendre l'expression d'opinions que vous ne partagez pas. Ces personnes, rappelons-le, ont été assassinées parce qu'elles faisaient des dessins.
Quelque chose a changé dans les mentalités depuis Les Versets sataniques?
Plus de vingt-cinq ans après Les Versets sataniques, il semble qu'on en ait tiré de mauvaises leçons. Au lieu d'en déduire qu'il faut s'opposer à ces attaques contre la liberté de s'exprimer, on a cru qu'il fallait les calmer par des compromis et des renoncements.
Pourquoi?
On peut déplorer un retour du politiquement correct dans les milieux intellectuels. Mais ce dont personne ne parle, c'est la peur. Si on ne tuait pas des gens en ce moment, si les bombes et les kalachnikovs ne parlaient pas aujourd'hui, le débat serait bien différent. La peur se déguise en respect.
Au Liban, en 1989, manifestation contre les Versets. "Dans les années 1960 et 1970, Beyrouth était une ville ouverte. Si un tel changement a pu se produire au cours de la vie d'un homme, il peut sans doute être inversé aussi rapidement."
Certains, en 1989, vous avaient lâché aussi...
Certains ont pu dire que je l'avais cherché, que je n'avais qu'à m'en prendre à moi-même. Mais ces attaques venaient plutôt de la droite, de l'entourage de Margaret Thatcher et des milieux officiels conservateurs. Aujourd'hui, elles viennent de la gauche.
Des auteurs anti-Charlie ont parlé de l'arrogance colonialiste française et de son mauvais traitement de la minorité musulmane.
Il faudrait certes être aveugle pour ne pas percevoir les problèmes socio-économiques, les injustices et le racisme que subit cette minorité en France, mais on doit aussi reconnaître qu'une grande partie de cette communauté opte de plus en plus pour la laïcité. Les musulmans se voient comme des Français laïques plus que comme des croyants.
Alors pourquoi veut-on absolument les décrire dans des termes purement religieux comme les mollahs aiment le faire ? George Packer, du New Yorker, a passé beaucoup de temps dans les banlieues françaises après l'attaque contre Charlie Hebdo, et il m'a dit n'avoir jamais entendu ces jeunes tenir des propos plus radicaux que ceux de la romancière Francine Prose, l'une des protestataires du Pen Club. Ils se fichent, en fait, de cet hebdomadaire qui tirait à 20 000 exemplaires, et ceux qui le critiquent aujourd'hui sont animés par la classique culpabilité des Blancs de gauche.
Que devrait-on dire?
Il y a un refus de comprendre deux choses. D'une part, nous vivons la période la plus sombre que j'aie jamais connue. Ce qui se passe en ce moment avec Daech est d'une importance colossale pour l'avenir du monde. D'autre part, l'extrémisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux-mêmes.
C'est d'abord une prise de pouvoir, une tentative d'imposer une dictature fascisante à l'intérieur même du monde islamique. Qui étaient les premières victimes des ayatollahs d'Iran ou des talibans ? Qui fait-on souffrir en Irak aujour - d'hui ? Ce sont avant tout des musulmans qui massacrent d'autres musulmans. On a beau jeu d'incriminer les drones américains, mais pour chacun de ces missiles on dénombre mille attaques et attentats commis contre des individus et des mosquées par des djihadistes.
Lors de l'affaire des Versets sataniques, les partisans des ayatollahs menaçaient d'abord, à Londres ou ailleurs, ceux qui n'approuvaient pas la fatwa lancée contre moi. Ce qui revient à dire qu'attaquer les extrémistes ne signifie pas attaquer la communauté musulmane. Il faut savoir pour quoi on se bat. Combattre l'extrémisme, je le répète, n'est pas combattre l'islam. Au contraire. C'est le défendre.
Comment expliquez-vous l'essor de Daech?
J'observe que ce mouvement n'est plus vraiment arabe. Il rassemble des individus venus de Tchétchénie, d'Australie, du monde entier. J'ai écrit, longtemps avant les événements actuels au Moyen-Orient, que le radicalisme religieux irradiait une sorte de "glamour". Offrez une kalachnikov et un uniforme noir à un jeune sans le sou, sans emploi, désespérant de pouvoir un jour fonder une famille, et soudain vous conférez un pouvoir à celui qui se sent vulnérable et défavorisé. Mais à ce sentiment d'injustice s'ajoutent aussi les discours haineux tenus dans les mosquées radicales. Plus simplement, cette toute-puissance convient aussi aux psychopathes. Beaucoup de ces volontaires ne vont là-bas que pour le plaisir de tuer.
Comment expliquez-vous l'extraordinaire violence, la glorification de l'atrocité?
Salman Rushdie. "Au lieu de s'opposer à ces attaques contre la liberté de s'exprimer, on a cru qu'il fallait les calmer par des compromis, dit l'écrivain. [...] Garder le silence ne rend pas service aux musulmans."
Prashant Nakwe/The Times of India/xxx
Salman Rushdie revient sur le quart de siècle écoulé, explore la nature du néo-islamisme de Daech, dénonce les errances géopolitiques de l'Occident, mais parle aussi littérature, imaginaire, inspiration...
La polémique a fait rage aux Etats-Unis après que le prestigieux Pen American Center (Pen Club), société littéraire américaine, eut décidé de décerner à Charlie Hebdo sa plus haute distinction. Refusant d'endosser une ligne critique face à l'islam, environ 200 auteurs ont signé une pétition contre la remise du prix Courage et liberté d'expression à Charlie Hebdo, et l'ont fait circuler lors du gala que vous présidiez le 5 mai. L'événement a-t-il été gâché par cette contestation inattendue?
N'exagérons pas ces protestations : nous parlons de 200 écrivains signataires de la pétition sur les 5000 que compte le Pen Club. C'est donc un faible nombre. Gérard Biard et Jean-Baptiste Thoret, les deux personnes venues à New York pour représenter la cause de Charlie Hebdo au gala, ont été accueillis avec d'autant plus d'enthousiasme par la majorité des écrivains présents.
J'ai demandé à l'écrivain Alain Mabanckou de leur remettre le prix Courage et liberté d'expression. Pour avoir vécu dans différentes cultures, j'éprouve une connivence personnelle envers ce talentueux auteur franco-congolais installé en Californie, et j'avais été touché par le texte qu'il a publié dans L'Express en ferme réponse à l'annonce du boycott ; c'est pourquoi je lui ai demandé de le répéter en anglais lors du gala. Je suis reconnaissant aussi au président de SOS Racisme, Dominique Sopo, d'avoir tenu à venir à New York pour défendre la mémoire des dessinateurs assassinés et en finir avec les accusations injustes dont ils faisaient l'objet.
L'incident est donc clos?
Il laissera des traces et des dissensions profondes dans le monde littéraire. Pour ma part, j'ai été sincèrement choqué par ces protestations, prononcées par des écrivains qui sont, pour beaucoup d'entre eux, des amis proches. Michael Ondaatje, Peter Carey, Junot Diaz, Michael Cunningham! Des gens dont je n'aurais jamais imaginé qu'ils auraient une telle attitude. J'ai écrit à l'un d'entre eux, principal instigateur de l'incident, Teju Cole, car il avait rédigé l'appel au boycott. Il m'a répondu par une lettre bizarre : "Mon cher Salman, cher grand frère, tout ce que je sais, je l'ai appris à tes pieds"... et d'autres âneries de ce genre. Mais sa réponse contenait surtout des affirmations erronées : Teju m'assurait qu'il n'aurait jamais pris ce parti contre Les Versets sataniques, car, dans mon cas, il s'agissait d'une accusation de blasphème, alors que, dans celui de Charlie Hebdo, le prétendu racisme du magazine envers la minorité musulmane est en cause.
Non, ai-je écrit, ces gens ont été exécutés car leurs propos étaient perçus comme blasphématoires. C'est exactement la même chose. J'ai eu alors la sensation que, si les attaques contre Les Versets sataniques avaient lieu aujourd'hui, ces gens ne prendraient pas ma défense et useraient de ces mêmes arguments contre moi, en m'accusant d'insulter une minorité ethnique et culturelle.
Par ailleurs, je suis choqué que l'on puisse attenter ainsi à la mémoire des morts, en dénaturant leurs propos. Ceux qui ont lu ce magazine, quelle que soit leur opinion sur ses caricatures, ne peuvent que constater qu'il est tout sauf raciste et a pris fermement position contre le Front national.
Quant à leur prétendue "obsession à insulter l'islam", elle ne tient pas : Le Monde a pu observer que 7 seulement de ses Unes, sur 523 en dix ans, étaient consacrées à l'islam. Le reste traitait du pape, d'Israël, du Front national ou - que sais-je ? - de Sarkozy, du racisme français et de l'élite au pouvoir. En vérité, ce point, le contenu même du magazine, est sans importance, car la liberté de parole implique de défendre l'expression d'opinions que vous ne partagez pas. Ces personnes, rappelons-le, ont été assassinées parce qu'elles faisaient des dessins.
Quelque chose a changé dans les mentalités depuis Les Versets sataniques?
Plus de vingt-cinq ans après Les Versets sataniques, il semble qu'on en ait tiré de mauvaises leçons. Au lieu d'en déduire qu'il faut s'opposer à ces attaques contre la liberté de s'exprimer, on a cru qu'il fallait les calmer par des compromis et des renoncements.
Pourquoi?
On peut déplorer un retour du politiquement correct dans les milieux intellectuels. Mais ce dont personne ne parle, c'est la peur. Si on ne tuait pas des gens en ce moment, si les bombes et les kalachnikovs ne parlaient pas aujourd'hui, le débat serait bien différent. La peur se déguise en respect.
Au Liban, en 1989, manifestation contre les Versets. "Dans les années 1960 et 1970, Beyrouth était une ville ouverte. Si un tel changement a pu se produire au cours de la vie d'un homme, il peut sans doute être inversé aussi rapidement."
Certains, en 1989, vous avaient lâché aussi...
Certains ont pu dire que je l'avais cherché, que je n'avais qu'à m'en prendre à moi-même. Mais ces attaques venaient plutôt de la droite, de l'entourage de Margaret Thatcher et des milieux officiels conservateurs. Aujourd'hui, elles viennent de la gauche.
Des auteurs anti-Charlie ont parlé de l'arrogance colonialiste française et de son mauvais traitement de la minorité musulmane.
Il faudrait certes être aveugle pour ne pas percevoir les problèmes socio-économiques, les injustices et le racisme que subit cette minorité en France, mais on doit aussi reconnaître qu'une grande partie de cette communauté opte de plus en plus pour la laïcité. Les musulmans se voient comme des Français laïques plus que comme des croyants.
Alors pourquoi veut-on absolument les décrire dans des termes purement religieux comme les mollahs aiment le faire ? George Packer, du New Yorker, a passé beaucoup de temps dans les banlieues françaises après l'attaque contre Charlie Hebdo, et il m'a dit n'avoir jamais entendu ces jeunes tenir des propos plus radicaux que ceux de la romancière Francine Prose, l'une des protestataires du Pen Club. Ils se fichent, en fait, de cet hebdomadaire qui tirait à 20 000 exemplaires, et ceux qui le critiquent aujourd'hui sont animés par la classique culpabilité des Blancs de gauche.
Que devrait-on dire?
Il y a un refus de comprendre deux choses. D'une part, nous vivons la période la plus sombre que j'aie jamais connue. Ce qui se passe en ce moment avec Daech est d'une importance colossale pour l'avenir du monde. D'autre part, l'extrémisme constitue une attaque contre le monde occidental autant que contre les musulmans eux-mêmes.
C'est d'abord une prise de pouvoir, une tentative d'imposer une dictature fascisante à l'intérieur même du monde islamique. Qui étaient les premières victimes des ayatollahs d'Iran ou des talibans ? Qui fait-on souffrir en Irak aujour - d'hui ? Ce sont avant tout des musulmans qui massacrent d'autres musulmans. On a beau jeu d'incriminer les drones américains, mais pour chacun de ces missiles on dénombre mille attaques et attentats commis contre des individus et des mosquées par des djihadistes.
Lors de l'affaire des Versets sataniques, les partisans des ayatollahs menaçaient d'abord, à Londres ou ailleurs, ceux qui n'approuvaient pas la fatwa lancée contre moi. Ce qui revient à dire qu'attaquer les extrémistes ne signifie pas attaquer la communauté musulmane. Il faut savoir pour quoi on se bat. Combattre l'extrémisme, je le répète, n'est pas combattre l'islam. Au contraire. C'est le défendre.
Comment expliquez-vous l'essor de Daech?
J'observe que ce mouvement n'est plus vraiment arabe. Il rassemble des individus venus de Tchétchénie, d'Australie, du monde entier. J'ai écrit, longtemps avant les événements actuels au Moyen-Orient, que le radicalisme religieux irradiait une sorte de "glamour". Offrez une kalachnikov et un uniforme noir à un jeune sans le sou, sans emploi, désespérant de pouvoir un jour fonder une famille, et soudain vous conférez un pouvoir à celui qui se sent vulnérable et défavorisé. Mais à ce sentiment d'injustice s'ajoutent aussi les discours haineux tenus dans les mosquées radicales. Plus simplement, cette toute-puissance convient aussi aux psychopathes. Beaucoup de ces volontaires ne vont là-bas que pour le plaisir de tuer.
Comment expliquez-vous l'extraordinaire violence, la glorification de l'atrocité?
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