Discriminés, des gendarmes attaquent la France pour faire reconnaître leur préjudice

Après avoir subi des brimades racistes pendant quatre ans, six gendarmes du même escadron ont alerté leur hiérarchie et le Défenseur des droits. Deux d’entre eux portent aujourd’hui l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Ils estiment que la justice française a minimisé leur préjudice, évalué à seulement 5 000 euros.​


Lorsque Faker Anani intègre l’escadron de gendarmerie mobile de Versailles-Satory, en 2005, son premier contact avec le capitaine B. donne le ton. « Vous m’avez baisé, Anani, avec votre nom de famille. Avant votre arrivée j’étais content d’accueillir un jeune Italien à l’unité. Le jour où j’ai vu votre tête, j’ai tout de suite compris que je n’avais pas affaire à un Italien. Vous m’avez bien baisé Anani, je n’aime pas ça. »

Son collègue Yassine* était déjà en poste depuis deux ans quand le capitaine B. est venu diriger l’escadron. « Il a banalisé les blagues racistes. On m’appelait “l’Arabe de service”, “le quota de l’escadron”. Si le grand chef rigole, les petits chefs aussi. C’était quotidien. Ils m’ont mis la misère, j’étais sous-noté, on cherchait à nous pousser à bout. »

Pendant quatre longues années, à Versailles-Satory, des gendarmes français d’origine maghrébine et antillaise ont subi les remarques racistes de leur supérieur sans réagir. Six d’entre eux ont fini par signaler son comportement à leur hiérarchie, en 2009. Une procédure disciplinaire et une enquête menée par le Défenseur des droits ont confirmé la réalité des faits dénoncés. Tout en minimisant leur gravité, la gendarmerie a sanctionné le capitaine mis en cause.

Treize ans plus tard, quatre des six gendarmes reconnus victimes de discrimination se sont contentés du dédommagement accordé par le tribunal administratif, 5 000 euros pour les plus chanceux. Mais deux d’entre eux, Faker Anani et l’un de ses collègues qui ne souhaite pas apparaître, se sont promis d’aller jusqu’au bout. Ils ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme en janvier 2022.

« L’indemnisation concédée est dérisoire par rapport à la discrimination manifeste et documentée qu’ils ont subie », dénoncent leurs avocats, Vincent Brengarth et Mahaut Vançon, qui réclament « une réparation intégrale ». L’administration a toujours refusé de reconnaître un quelconque « préjudice de carrière » pour ces gendarmes, estimant que la discrimination n’avait pas affecté leur parcours. Jusqu’ici, la justice a suivi.

Les faits rapportés par les gendarmes, confirmés par une enquête administrative et en partie reconnus par le capitaine B., sont accablants. Ils révèlent une ambiance délétère au sein de l’escadron de gendarmerie mobile de Versailles-Satory, placé sous son commandement entre 2005 et 2009.

Le capitaine B. a placé un gendarme noir entre deux autres gendarmes, afin de former un “pain au chocolat”.
Extrait du rapport du Défenseur des droits
Dans la première lettre adressée par Faker Anani à sa hiérarchie, en février 2009, le gendarme cite certains propos tenus par le capitaine : « il y a trop de bougnoules et de nègres dans cet escadron », « fermez votre gueule Anani, depuis quand un Arabe ça réfléchit ? » ou encore « c’est pas un Arabe qui va commander un Blanc, quand même ». Le capitaine surnommait son subordonné « Smaïn », en référence à l’humoriste, dont il disait « c’est un Arabe mais il est marrant ». « Ça fait plaisir de voir des bougnoules bien employés », aurait-il également lancé à un autre gendarme d’origine maghrébine, en le voyant pousser une brouette.

Le gendarme relate également un incident survenu en mai 2007, lors d’un exercice de tir à l’arme lourde. Les militaires s’aperçoivent qu’ils n’ont pas emporté les protections auditives, pourtant obligatoires. Le capitaine B. leur ordonne alors de mettre des cartouches de 9 mm dans leurs oreilles, en guise de protection. Face à un supérieur qui n’en démord pas, Faker Anani s’exécute comme les autres. Mais l’une des cartouches tombe et la détonation des Famas lui cause un grave accident auditif, qui entraîne son hospitalisation. Pour échapper à ses responsabilités, le capitaine B. oblige son subordonné à rédiger un rapport mensonger. « Malheureusement, pour préserver ma carrière, j’ai cédé, mais je me suis promis que c’était la dernière fois », raconte Faker Anani.
 

L’IGGN estime qu’il n’y avait pas « d’intention discriminatoire »​

Visé par une enquête administrative, le capitaine B. « se défend formellement d’avoir employé les termes de “bougnoules”, “nègres” ou “négros” », précise dans la procédure le ministère de la défense, à l’époque autorité de tutelle de la gendarmerie. Il reconnaît seulement « avoir employé ceux de “Noirs” ou “Arabes” », et « utiliser parfois l’expression “c’est du travail d’Arabe” ».

L’enquête interne établit toutefois que « la plupart des propos prêtés au capitaine B. ont bien été tenus, même si la formulation exacte et le contexte peuvent varier entre les victimes et l’auteur ». Elle pose ensuite ce qui est resté, tout au long de la procédure, la ligne de la gendarmerie : « L’analyse des éléments objectifs, tels que la notation ou les sanctions, n’ont en revanche pas permis de démontrer une incidence de l’attitude du capitaine B. sur le déroulement de carrière des intéressés. » Un racisme sans conséquence, en somme, et « sans intention discriminatoire ».

Sur le plan disciplinaire, le capitaine B. écope de 40 jours d’arrêt en novembre 2009. La gendarmerie retient que « depuis l’année 2005, il a tenu à l’égard de militaires placés sous ses ordres des propos déplacés visant notamment leur origine ethnique ou la couleur de leur peau ». Dans la foulée, il est muté d’office à un poste moins exposé, au sein de l’état-major de la région de gendarmerie de Bretagne, où il termine sa carrière.

En parallèle de l’enquête administrative, six gendarmes de l’escadron ont saisi le Défenseur des droits en octobre 2009. Dans son avis, rendu en mars 2012 à l’issue d’une enquête minutieuse, il qualifie la situation de « harcèlement discriminatoire » et estime que celui-ci n’a pas été pleinement sanctionné.

Le document cite des exemples frappants. Lors d’un rassemblement pour préparer un déplacement, « le capitaine B. a placé un gendarme noir entre deux autres gendarmes, afin de former un “pain au chocolat” ». Au cours d’une opération, en Corse, « le capitaine B. a recensé le nombre d’Antillais composant son peloton ».
Deux des requérants ont aussi rapporté le « comportement particulièrement dégradant » du capitaine B. « lors de la remise de leurs galons de sous-officiers ». « À cette occasion, où un pot était organisé, ce capitaine a, en présence de leurs collègues et d’autres gradés, trempé les galons dans un verre de bière et demandé aux deux gendarmes de confession musulmane d’ouvrir la bouche afin de les y déposer. Ces gendarmes refusant catégoriquement, le commandant a frotté les galons sur leurs joues, avant de les poser sur leurs vêtements. » Le capitaine B. a reconnu la tenue de ce simulacre de cérémonie, qu’il a comparée à une « forme d’adoubement chevaleresque », justifiée par « la tradition militaire ». L’IGGN, elle, minimise encore. Elle évoque des « plaisanteries déplacées de type “soldatesque”, sans qu’une volonté discriminatoire puisse être établie ».
 

Des sanctions et des notations « injustifiées »​

Le Défenseur des droits s’appuie notamment sur l’enquête interne de la gendarmerie, mais ne partage pas ses conclusions. À ses yeux, il serait faux d’affirmer que les gendarmes de cet escadron n’ont subi aucune entrave dans leur carrière. « De tels agissements ont nécessairement impacté leur manière de servir et leur évaluation », écrit-il. Il recommande au ministère d’engager de nouvelles procédures disciplinaires et d’indemniser les gendarmes victimes. Pourtant, la position de l’administration ne change pas et la justice administrative lui donne raison : il serait impossible de démontrer « l’existence d’un préjudice de carrière trouvant son origine directe dans les agissements » du capitaine B.

Pourtant, dès 2009, la notation de Faker Anani fait référence à son « apathie naturelle » et à son « allure indolente », des termes qui « peuvent être rattachés à ses origines ». Le Défenseur des droits a aussi relevé des « sanctions injustifiées » contre un autre gendarme d’origine maghrébine, tandis que des faits plus graves commis par ses collègues n’ont eu aucune suite. L’inspection technique de la gendarmerie nationale a elle-même constaté un écart de notation entre les gendarmes d’origine maghrébine ou antillaise et les autres au sein de l’escadron.

Discriminés, des gendarmes attaquent la France pour faire reconnaître leur préjudice
Le Défenseur des droits souligne aussi que le capitaine B. n’est pas le seul fautif. Ainsi, un lieutenant de l’escadron « reconnaît implicitement l’utilisation du mot “nègre” à l’égard de certains des gendarmes ». Un adjudant et un simple gendarme ont par ailleurs été sanctionnés pour des « propos déplacés » - « c’est du travail d’Arabe » et « ils me font ***** ces bougnoules de ***** » –, le gendarme ayant également été sanctionné pour ses liens avec des sites Internet xénophobes.


« Malgré cette enquête, les responsables ont continué leur carrière, commente Yassine, amer. Ils ont pris leur grade, leur retraite, pendant que nous, on stagnait. »

Après la saisine de ses services, certains gendarmes victimes ont même subi « des représailles prohibées par la loi », note le Défenseur des droits. « Si l’escadron est dissous, c’est à cause de rebeux ! », aurait déclaré un adjudant, entre autres remarques. La gendarmerie a-t-elle « fait payer » aux gendarmes ce qu’elle interprète comme une trahison ?

« Des officiers nous surveillaient, regardaient comment on marchait dans la cour, si on ne crachait pas par terre, si on portait bien notre calot…, se souvient Yassine. Ils cherchaient la faute. C’était une véritable chasse aux sorcières. Psychologiquement, on prend un coup et on se dit qu’on aurait dû se taire. Tout cela a causé des dommages dans nos vies. »
 
Ce qui est important pour la direction de la gendarmerie, c’est surtout de protéger l’image de l’institution.
Faker Anani
Ce gendarme a toutefois réussi à « repartir de zéro » dans une autre région. Depuis, il connaît un déroulement de carrière normal, dans une brigade territoriale, avec « une très bonne notation ». Mais regrette encore que « personne ne nous ait appelés pour s’excuser, pour dire que la direction de la gendarmerie ferait en sorte que ça ne se reproduise plus ».

La suite a été plus difficile pour Faker Anani. Quand l’avis du Défenseur des droits est rendu, il a déjà changé d’unité. « Bien accueilli » dans une brigade territoriale du Rhône, il voit sa situation se dégrader brutalement. Sa notation baisse. Il part en arrêt maladie et finit par prendre un congé sans solde, toujours en cours depuis dix ans. Aujourd’hui, il travaille dans la sécurité privée et compte bien aller jusqu’au bout. « J’attends que justice soit faite, mais pas seulement pour moi », explique ce gendarme. Il voit comme une « aberration » le fait que l’IGGN ne « soit toujours pas un organe indépendant ». « Ce n’est pas ma condition qui est importante, je parle car il y a tellement de gendarmes dans ce cas-là Il ne faut pas résumer cela à des problèmes de racisme. Il y a aussi des problèmes de sexisme, d’homophobie. »

Pour l’avocat Vincent Brengarth, cette affaire est « révélatrice du parcours jonché d’obstacles que rencontrent des gendarmes lorsqu’ils ont le courage de dénoncer les faits de harcèlement dont ils sont victimes » et « impose de repenser les mécanismes de contrôle ».

Malgré cette expérience, les deux gendarmes continuent d’affirmer que la gendarmerie « n’est pas raciste ». Pour Yassine, le problème vient de certains officiers « aux idées extrêmes, qui peuvent les afficher en toute impunité parce qu’ils détiennent le pouvoir ». Et Faker Anani de regretter : « Ce qui est important pour la direction de la gendarmerie, c’est surtout de protéger l’image de l’institution. Le racisme existe en France, alors il existe automatiquement au sein de la gendarmerie. Mais pas pour la direction. »

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Faker Anani, le 14 mars 2022. © Mediapart
 
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