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«Patience, patience. T’iras au Paradis», qu’on leur disait.
Mais bon, certaines en voudraient bien un morceau maintenant, du paradis.
Tendre, lucide et bouleversant, le docu d’Hadja Lahbib filme l’émancipation de ces immigrées marocaines qui sont restées étrangères à Bruxelles.
À voir au Cinémamed.
Elles ont près de 60 ans. Un peu plus ou un peu moins.
Elles habitent la Belgique depuis plus de 40 ans. Ou presque.
Mais Mina, Warda, Hamida, Naziha, Tleitmes et Rahma n’en connaissent que Molenbeek. Et encore: c’est dans leur intérieur, accrochées au fourneau ou au manche à raclette, qu’elles vivent la plupart du temps.
Ou survivent. Sans rêve. Ni amie. Jamais pris le métro. Encore moins l’avion.
Sauf la première fois, pour venir du Maroc. Leur seul «carrosse», c’est le caddy qu’elles traînent jusqu’au marché du Midi une fois par semaine. «L’homme, y change les chaînes de la TV. Et la femme, elle fait tout. Elle crève», glisse l’une d’elle.
Alors quand la joyeuse bande se retrouve à New York, elles qui ne pensaient d’abord pas se réunir pour un couscous, on peut dire qu’il y a du chemin parcouru!
Avec, à leurs trousses, la caméra de la journaliste Hadja Lahbib. Sensible, son magnifique docu est le discret manifeste féministe de ces laissées pour compte de l’immigration maghrébine.
Le film est projeté ce samedi au Cinemamed, le Festival du film méditerranéen de Bruxelles. Hadja Labib nous en raconte la genèse.
Hadja Lahbib, ce docu, il décolle un peu sur un coup de chance?
Je connais bien Mina. C’est la mère de ma meilleure amie d’enfance. J’ai appris en 2012 qu’elle retournait au Maroc, visiter son ancien village.
Dans le même temps, l’artiste Tata Milouda faisait le même chemin.
Elle, je la suis depuis longtemps. Elle a jeté aux orties le qu’en dira-t-on: elle a quitté le Maroc en femme de ménage, elle y revenait en star pour un spectacle à Casablanca (qui raconte son voyage de son statut de femme au foyer à l’alphabétisation et à la culture, NDLR).
J’y ai emmené Mina. Qui a eu le déclic.
De retour à Molenbeek, Mina vit comme une renaissance…
Elle entraîne ma mère et d’autres copines. Ensemble, dans l’association de quartier «Dar el Amal», elles apprennent à lire et à écrire.
Mais surtout, elles rient, elles sortent. Elles réapprennent à rêver. Jusque-là, leurs seules envies, c’était que leurs enfants et petits enfants soient heureux.
Qu’ils «aient un bon métier». Elles se sont sacrifiées.
C’est terrible: elles sont comme touristes dans leur propre pays.
Pas «touristes», mais «étrangères».
Quand elles apprennent que Tata Milouda vient leur dire bonjour, elles sont désemparées. Elles ne savent pas quoi faire.
Elles décident de faire un couscous. Puis de lui montrer la chaussée de Gand. Puis la Grand-Place et le Manneken Pis.
Quand elles entrent au musée du Cinquantenaire, Milouda me confie: «on a vécu comme des animaux. On cherchait à manger, pour nourrir notre progéniture. Mais c’est tout». Des mots durs.
Leur premier souvenir de la Belgique reste le froid, la pluie, l’obscurité.
C’est l’exemple typique d’une intégration ratée. L’erreur, c’est qu’on n’a pas pris en compte ces femmes. On les faisait venir avec leurs maris, pour que les hommes restent.
Mais on ne leur a pas montré l’Atomium. Elles sont restées confinées chez elles. Certaines vivaient dans des baraquements, faisaient des dépressions. Elles pensaient venir pour quelques années mais sont restées toute leur vie. Pendant que les hommes travaillaient dur.
Les hommes, justement, ils sont où quand vous filmez?
Ils sont là, en filigrane. Je voulais donner la parole aux femmes. Juste à elles, à leur génération oubliée. Mais les hommes ont adoré. Ils m’ont remerciée. Les enfants et petits-enfants aussi, parfois surpris de découvrir l’esprit rebelle de leur grand-mère. Le film casse les clichés habituels de femmes soumises qui subissent.
C’est plus complexe.
Il y a cette scène mémorable où elles tentent de se souvenir quand et pourquoi elles se sont mises à porter le foulard: une cacophonie.
Dans les années 80, elles étaient «brushinguées», en jeans et pulls moulants. Dans les années 2.000, on les retrouve voilées. La faute à la pression islamiste plus radicale. Mais aussi à cette pression sociale. Elles sont mariées, mères de famille, veulent qu’on les respecte. Pourtant, au départ, la consigne des maris c’était qu’en Belgique, on ne portait pas de foulard…
L’intimité est parfois grande entre la caméra et elles.
Il a fallu du temps. Et de la vigilance pour ne pas les mettre en danger. Elles montrent leurs chevilles parfois, ou leurs bras. Il y avait 1.000 points de critiques possibles. Mais je n’en ai reçu aucune.
Cet isolement catastrophique s’est-il répété à la deuxième génération?
Non, je ne crois pas. Les femmes se sont émancipées. Les filles davantage que les garçons, même. Parce qu’elles ont vu leurs mères se sacrifier complètement quand les hommes n’étaient pas là pour s’occuper des enfants. Quand, analphabètes, elles triaient leur courrier par couleur, grâce au logo.
Quand leur seule sortie hebdomadaire, c’était le jour du médecin. C’est pourquoi je veux souligner le travail fabuleux des maisons de quartier. Il faut les soutenir. à la vue de mon film, certains spectateurs m’ont alarmée sur la situation des femmes des pays de l’est. Elles éduquent 6 ou 7 enfants et seront encore là dans 20 ans à ne pas savoir où est la Grand-Place.
Le propos est grave. Mais l’humour affleure. Comme quand vos proches vous regardent au JT. Et vous critiquent. ce fameux collier, vous l’avez vraiment déniché chez les Zoulous?
Ah ah! Je voulais qu’elles me critiquent à l’écran comme quand je ne suis pas là car je sais qu’elles le font. Elles n’écoutent pas ce que je dis mais disent que je suis trop maigre, que je dois manger du pain et boire de l’huile. C’est mon clin d’œil à la Hitchcock.
+ «Patience, patience. T’iras au paradis», de Hadja Lahbib, ce samedi 6 décembre au Cinémamed, à la Rotonde du Botanique, en présence de la réalisatrice.
+ Les prochaines projections: le 11 décembre à 20h au cinéma Le Parc à Liège (le film sera prolongé au Churchill), le 13 décembre au Centre communautaire maritime de Molenbeek, le 11 février au Cinema Plaza à Mons, le 19 février à la Maison des Cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek
http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20141205_00569148
Mais bon, certaines en voudraient bien un morceau maintenant, du paradis.
Tendre, lucide et bouleversant, le docu d’Hadja Lahbib filme l’émancipation de ces immigrées marocaines qui sont restées étrangères à Bruxelles.
À voir au Cinémamed.
Elles ont près de 60 ans. Un peu plus ou un peu moins.
Elles habitent la Belgique depuis plus de 40 ans. Ou presque.
Mais Mina, Warda, Hamida, Naziha, Tleitmes et Rahma n’en connaissent que Molenbeek. Et encore: c’est dans leur intérieur, accrochées au fourneau ou au manche à raclette, qu’elles vivent la plupart du temps.
Ou survivent. Sans rêve. Ni amie. Jamais pris le métro. Encore moins l’avion.
Sauf la première fois, pour venir du Maroc. Leur seul «carrosse», c’est le caddy qu’elles traînent jusqu’au marché du Midi une fois par semaine. «L’homme, y change les chaînes de la TV. Et la femme, elle fait tout. Elle crève», glisse l’une d’elle.
Alors quand la joyeuse bande se retrouve à New York, elles qui ne pensaient d’abord pas se réunir pour un couscous, on peut dire qu’il y a du chemin parcouru!
Avec, à leurs trousses, la caméra de la journaliste Hadja Lahbib. Sensible, son magnifique docu est le discret manifeste féministe de ces laissées pour compte de l’immigration maghrébine.
Le film est projeté ce samedi au Cinemamed, le Festival du film méditerranéen de Bruxelles. Hadja Labib nous en raconte la genèse.
Hadja Lahbib, ce docu, il décolle un peu sur un coup de chance?
Je connais bien Mina. C’est la mère de ma meilleure amie d’enfance. J’ai appris en 2012 qu’elle retournait au Maroc, visiter son ancien village.
Dans le même temps, l’artiste Tata Milouda faisait le même chemin.
Elle, je la suis depuis longtemps. Elle a jeté aux orties le qu’en dira-t-on: elle a quitté le Maroc en femme de ménage, elle y revenait en star pour un spectacle à Casablanca (qui raconte son voyage de son statut de femme au foyer à l’alphabétisation et à la culture, NDLR).
J’y ai emmené Mina. Qui a eu le déclic.
De retour à Molenbeek, Mina vit comme une renaissance…
Elle entraîne ma mère et d’autres copines. Ensemble, dans l’association de quartier «Dar el Amal», elles apprennent à lire et à écrire.
Mais surtout, elles rient, elles sortent. Elles réapprennent à rêver. Jusque-là, leurs seules envies, c’était que leurs enfants et petits enfants soient heureux.
Qu’ils «aient un bon métier». Elles se sont sacrifiées.
C’est terrible: elles sont comme touristes dans leur propre pays.
Pas «touristes», mais «étrangères».
Quand elles apprennent que Tata Milouda vient leur dire bonjour, elles sont désemparées. Elles ne savent pas quoi faire.
Elles décident de faire un couscous. Puis de lui montrer la chaussée de Gand. Puis la Grand-Place et le Manneken Pis.
Quand elles entrent au musée du Cinquantenaire, Milouda me confie: «on a vécu comme des animaux. On cherchait à manger, pour nourrir notre progéniture. Mais c’est tout». Des mots durs.
Leur premier souvenir de la Belgique reste le froid, la pluie, l’obscurité.
C’est l’exemple typique d’une intégration ratée. L’erreur, c’est qu’on n’a pas pris en compte ces femmes. On les faisait venir avec leurs maris, pour que les hommes restent.
Mais on ne leur a pas montré l’Atomium. Elles sont restées confinées chez elles. Certaines vivaient dans des baraquements, faisaient des dépressions. Elles pensaient venir pour quelques années mais sont restées toute leur vie. Pendant que les hommes travaillaient dur.
Les hommes, justement, ils sont où quand vous filmez?
Ils sont là, en filigrane. Je voulais donner la parole aux femmes. Juste à elles, à leur génération oubliée. Mais les hommes ont adoré. Ils m’ont remerciée. Les enfants et petits-enfants aussi, parfois surpris de découvrir l’esprit rebelle de leur grand-mère. Le film casse les clichés habituels de femmes soumises qui subissent.
C’est plus complexe.
Il y a cette scène mémorable où elles tentent de se souvenir quand et pourquoi elles se sont mises à porter le foulard: une cacophonie.
Dans les années 80, elles étaient «brushinguées», en jeans et pulls moulants. Dans les années 2.000, on les retrouve voilées. La faute à la pression islamiste plus radicale. Mais aussi à cette pression sociale. Elles sont mariées, mères de famille, veulent qu’on les respecte. Pourtant, au départ, la consigne des maris c’était qu’en Belgique, on ne portait pas de foulard…
L’intimité est parfois grande entre la caméra et elles.
Il a fallu du temps. Et de la vigilance pour ne pas les mettre en danger. Elles montrent leurs chevilles parfois, ou leurs bras. Il y avait 1.000 points de critiques possibles. Mais je n’en ai reçu aucune.
Cet isolement catastrophique s’est-il répété à la deuxième génération?
Non, je ne crois pas. Les femmes se sont émancipées. Les filles davantage que les garçons, même. Parce qu’elles ont vu leurs mères se sacrifier complètement quand les hommes n’étaient pas là pour s’occuper des enfants. Quand, analphabètes, elles triaient leur courrier par couleur, grâce au logo.
Quand leur seule sortie hebdomadaire, c’était le jour du médecin. C’est pourquoi je veux souligner le travail fabuleux des maisons de quartier. Il faut les soutenir. à la vue de mon film, certains spectateurs m’ont alarmée sur la situation des femmes des pays de l’est. Elles éduquent 6 ou 7 enfants et seront encore là dans 20 ans à ne pas savoir où est la Grand-Place.
Le propos est grave. Mais l’humour affleure. Comme quand vos proches vous regardent au JT. Et vous critiquent. ce fameux collier, vous l’avez vraiment déniché chez les Zoulous?
Ah ah! Je voulais qu’elles me critiquent à l’écran comme quand je ne suis pas là car je sais qu’elles le font. Elles n’écoutent pas ce que je dis mais disent que je suis trop maigre, que je dois manger du pain et boire de l’huile. C’est mon clin d’œil à la Hitchcock.
+ «Patience, patience. T’iras au paradis», de Hadja Lahbib, ce samedi 6 décembre au Cinémamed, à la Rotonde du Botanique, en présence de la réalisatrice.
+ Les prochaines projections: le 11 décembre à 20h au cinéma Le Parc à Liège (le film sera prolongé au Churchill), le 13 décembre au Centre communautaire maritime de Molenbeek, le 11 février au Cinema Plaza à Mons, le 19 février à la Maison des Cultures et de la cohésion sociale de Molenbeek
http://www.lavenir.net/article/detail.aspx?articleid=DMF20141205_00569148