Comment réagissez-vous à la décapitation du professeur d’histoire Samuel Paty ?
Hakima Aït El Cadi.- Aucun mot ne peut dire le tragique que la nation française et l’école républicaine sont en train de vivre aujourd’hui. L’hydre islamiste ne cesse de nous défier dans nos valeurs. Mon mari et mon fils sont des enseignants de l’Éducationnationale. Nous sommes bouleversés. Lors du rassemblement du dimanche 18 octobre, auquel nous nous sommes rendus en Avignon, des voix, des murmures, des regards en quête d’un visage ont traversé la foule pour venir s’échouer contre nous : «Où sont les musulmans ?», semblait-on nous demander. Nous étions en deuil, nous gardions le silence. Intérieurement, nous nous retenions de demander à notre tour : «Mais de quels musulmans parlez-vous ?»
Pour nous, Français de foi musulmane, il est aujourd’hui difficile de prendre la parole. Devons-nous garder le silence afin de préserver le long et patient travail d’inclusion laïque que nous avons accompli ? Ou devons-nous convaincre les jeunes générations que vivre sa foi selon les piliers fondamentaux de l’islam - qui garantissent fraternité, solidarité et entraide - est grandement possible en terres laïques ?
La philosophie peut-elle vous aider aujourd’hui à combattre ce malaise ?
Plus que jamais. L’émancipation intellectuelle que m’a offerte l’étude de la philosophie, d’abord en terminale puis à l’université de Strasbourg, m’a délivrée spirituellement du «je suis musulmane» pour embrasser le «je suis républicaine» sans avoir à souffrir du sentiment coupable d’avoir abîmé ma foi, et ainsi m’autoriser à la pratiquer sans porter de voile. Elle m’a permis d’élever mon esprit à un niveau d’ouverture universelle qui, contrairement à ce que veulent faire croire les prédicateurs, m’a plus que jamais enracinée dans ma foi et la pratique des rites qui incombent aux piliers de l’islam, m’ouvrant à une intelligence du cœur et de l’esprit.
À quel moment avez-vous découvert la philosophie ?
À l’âge de 17 ans, à mon entrée en terminale, en 1993. La famille venait tout juste de me marier avec un jeune étudiant de Strasbourg, que j’avais choisi parmi plusieurs prétendants car il habitait de l’autre côté de la France, et qu’on m’autorisait à le rejoindre une fois mon baccalauréat en poche. Je voulais partir loin de Nantes. Trois de mes cousines venaient subitement de fuguer cette année-là, et l’étau d’un islam conservateur s’est subitement refermé sur moi. La branche des jeunes Frères musulmans s’était installée dans ma cité. Très vite, par le biais d’un cousin, dont la sœur avait abandonné la famille pour un non-musulman, j’ai été embrigadée sous la menace.
Mais, heureusement, au cœur de cette nébuleuse obscure, il y avait l’école laïque, un sas d’oxygénation entre les prêches de la mosquée et le sort qu’on me réservait à la maison en tant que jeune mariée. L’école républicaine m’aura permis miraculeusement d’éviter un «enfer-mement» qui m’aurait fait sombrer dans la folie. À l’époque, j’allais en classe avec une culpabilité immense, convaincue que je portais atteinte à ma foi lorsque je me réjouissais de la richesse du dialogue avec un Socrate, Nietzsche, Rousseau, Descartes, Levinas, Épicure, Spinoza. Je redoublais de prières et d’invocations pour demander pardon à Dieu de cette offense qui me coûterait, me disait-on, de me voir verser au Jugement dernier de l’huile bouillante dans les oreilles pour avoir écouté ces athées, ces «kouffars».
Puis, grâce à la circulaire Bayrou sur la laïcité, le voile fut interdit à l’école. Quand je l’ôtais, arrivée au portail pour entrer dans la cour de l’école, je devenais une autre personne. Je retrouvai ces élans d’audace de questionner, de m’imposer aux autres, de contredire les autres, de rire enfin. Bref, de retrouver ce qui faisait partie de ma nature. À l’inverse, lorsque la sonnerie annonçait la fin des cours, je ressentais un serrement au cœur, car je savais que le chemin du retour vers la cité, voilée, m’imposait une mise au monde extrêmement éloignée de la femme que j’aspirais à devenir. J’évoluais au quotidien dans un monde obscur, celui de l’islam radical. Pendant des années, j’ai été sous emprise sans vraiment le savoir, car j’étais adolescente. Nous étions insidieusement invitées à nous autodéterminer, non plus par une appartenance à la nation française, à la République, mais à une religion, l’islam, et à sa communauté, l’oumma. Ce logiciel identitaire séparatiste a failli opérer en moi.
Hakima Aït El Cadi.- Aucun mot ne peut dire le tragique que la nation française et l’école républicaine sont en train de vivre aujourd’hui. L’hydre islamiste ne cesse de nous défier dans nos valeurs. Mon mari et mon fils sont des enseignants de l’Éducationnationale. Nous sommes bouleversés. Lors du rassemblement du dimanche 18 octobre, auquel nous nous sommes rendus en Avignon, des voix, des murmures, des regards en quête d’un visage ont traversé la foule pour venir s’échouer contre nous : «Où sont les musulmans ?», semblait-on nous demander. Nous étions en deuil, nous gardions le silence. Intérieurement, nous nous retenions de demander à notre tour : «Mais de quels musulmans parlez-vous ?»
Pour nous, Français de foi musulmane, il est aujourd’hui difficile de prendre la parole. Devons-nous garder le silence afin de préserver le long et patient travail d’inclusion laïque que nous avons accompli ? Ou devons-nous convaincre les jeunes générations que vivre sa foi selon les piliers fondamentaux de l’islam - qui garantissent fraternité, solidarité et entraide - est grandement possible en terres laïques ?
La philosophie peut-elle vous aider aujourd’hui à combattre ce malaise ?
Plus que jamais. L’émancipation intellectuelle que m’a offerte l’étude de la philosophie, d’abord en terminale puis à l’université de Strasbourg, m’a délivrée spirituellement du «je suis musulmane» pour embrasser le «je suis républicaine» sans avoir à souffrir du sentiment coupable d’avoir abîmé ma foi, et ainsi m’autoriser à la pratiquer sans porter de voile. Elle m’a permis d’élever mon esprit à un niveau d’ouverture universelle qui, contrairement à ce que veulent faire croire les prédicateurs, m’a plus que jamais enracinée dans ma foi et la pratique des rites qui incombent aux piliers de l’islam, m’ouvrant à une intelligence du cœur et de l’esprit.
À quel moment avez-vous découvert la philosophie ?
À l’âge de 17 ans, à mon entrée en terminale, en 1993. La famille venait tout juste de me marier avec un jeune étudiant de Strasbourg, que j’avais choisi parmi plusieurs prétendants car il habitait de l’autre côté de la France, et qu’on m’autorisait à le rejoindre une fois mon baccalauréat en poche. Je voulais partir loin de Nantes. Trois de mes cousines venaient subitement de fuguer cette année-là, et l’étau d’un islam conservateur s’est subitement refermé sur moi. La branche des jeunes Frères musulmans s’était installée dans ma cité. Très vite, par le biais d’un cousin, dont la sœur avait abandonné la famille pour un non-musulman, j’ai été embrigadée sous la menace.
Mais, heureusement, au cœur de cette nébuleuse obscure, il y avait l’école laïque, un sas d’oxygénation entre les prêches de la mosquée et le sort qu’on me réservait à la maison en tant que jeune mariée. L’école républicaine m’aura permis miraculeusement d’éviter un «enfer-mement» qui m’aurait fait sombrer dans la folie. À l’époque, j’allais en classe avec une culpabilité immense, convaincue que je portais atteinte à ma foi lorsque je me réjouissais de la richesse du dialogue avec un Socrate, Nietzsche, Rousseau, Descartes, Levinas, Épicure, Spinoza. Je redoublais de prières et d’invocations pour demander pardon à Dieu de cette offense qui me coûterait, me disait-on, de me voir verser au Jugement dernier de l’huile bouillante dans les oreilles pour avoir écouté ces athées, ces «kouffars».
Puis, grâce à la circulaire Bayrou sur la laïcité, le voile fut interdit à l’école. Quand je l’ôtais, arrivée au portail pour entrer dans la cour de l’école, je devenais une autre personne. Je retrouvai ces élans d’audace de questionner, de m’imposer aux autres, de contredire les autres, de rire enfin. Bref, de retrouver ce qui faisait partie de ma nature. À l’inverse, lorsque la sonnerie annonçait la fin des cours, je ressentais un serrement au cœur, car je savais que le chemin du retour vers la cité, voilée, m’imposait une mise au monde extrêmement éloignée de la femme que j’aspirais à devenir. J’évoluais au quotidien dans un monde obscur, celui de l’islam radical. Pendant des années, j’ai été sous emprise sans vraiment le savoir, car j’étais adolescente. Nous étions insidieusement invitées à nous autodéterminer, non plus par une appartenance à la nation française, à la République, mais à une religion, l’islam, et à sa communauté, l’oumma. Ce logiciel identitaire séparatiste a failli opérer en moi.
Hakima Aït El Cadi, sociologue, musulmane, raconte comment la philo et l'école l'ont sauvée
Sociologue, anthropologue de l’adolescence et spécialiste de la protection de l’enfance, elle évoque la sidération provoquée par l’assassinat de Samuel Paty et raconte comment la philosophie et l’école lui ont appris à penser librement.
madame.lefigaro.fr