J'essayais depuis cinq minutes au moins de fuir la conversation certes érudite mais quelque peu ennuyeuse d'un amateur d'histoire locale qui coule ses jours reclus dans la salle des archives où je suis censé traveiller... quand me vînt l'idée machiavélique -bien que banale- de prétexter un rendez-vous urgent dans un endroit où -en réalité- rien ni personne ne m'attendait...
D'une compagnie instructive mais ennuyeuse, je passai à une solitude enjouée et sautillante, dans un jardin public ensoleillé de cette ville qui ne l'est presque jamais... Seul, mon balladeur aux oreilles (j'écoute en ce moment, outre Norma interprétée par Maria Callas une chanson dans le style khaliji qui m'enchante littéralement -c'est-à-dire qui me fait chanter!- par son rythme chaloupé et son refrain incessant qui mêle avec bonheur le son cristallin du qanoun à l'accent "bédouin" du chanteur), j'eus tout le loisir de me pencher sur une question posée par un camarade internaute et qui occupait mon esprit depuis quelques jours: Qui sont les Tétouaniine? Quelle est leur Histoire? Comment sont-ils devenus ce qu'ils sont aujourd'hui?
On les accuse en effet -souvent à tort, mais parfois aussi à raison- d'être distant, hautains, arrogants, chauvins, et même hostiles à toute influence extérieure... A cela s'ajoute un conservatisme (plus supposé que réel) et une attitude presque raciste à l'égard des autres marocains (je passe sur tous les autres clichés: avarice, etc. ainsi que sur les proverbes du type: Tétouan, maha ddem, hwaha sem, mat3acharch nnass dial temm!).
Ces jugements, pour hâtifs qu'ils soient, ne sont sans-doute pas tout à fait sans fondement! J'ai pour ma part -avec mon point de vue de zmagri- toujours été étonné par la conscience que les Tétwaniine ont de leur identité et -très logiquement- de leur différence par rapport aux autres. Car être étranger à Tétouan, ça veut parfois simplement dire être né à Tanger! Les Tanjawa sont -aux yeux des Tétwaniine- déjà "autres". Cela peut aussi signifier habiter à cinq kilomètres en dehors de la ville, dans la montagne, être un "jebli". Je ne m'étendrai pas sur les concept de "3arobiya" ou encore "dakheliya" qui englobent sans distinction à peu près tout le Maroc (Tanger, Tétouan et le Rif exceptés): depuis Casablanca, la capitale économique, jusqu'au désert, en passant par Fès et les villes impériales, la Chawiya et toutes les autres régions... Bref, on ne s'embarasse pas de nuances dans ma ville... Je n'évoquerai pas le Rif que l'on perçoit chez nous avec un peu plus de précision, mais dont on ne se distingue pas moins, ni les Berbères que l'on désigne à Tétouan du nom de "Youma" (si quelqu'un pouvait me renseigner sur l'origine et la signification exacte de ce mot, je lui en serai reconnaissant!). Mais comment expliquer une telle méconnaissance de l'"autre" et surtout une telle "conscience identitaire"?
C'est prbablement dans l'Histoire que se trouve la réponse. Tout d'abord, on ne doit pas oublier que les populations du Nord sont essentiellement sédentaires (rurales ou citadines) et s'opposent en cela à "gens du Sud"qu'elles percevaient (à tort ou à raison) comme nomades: tribus berbères ou arabes, ces dernières étant issues de migrations plus ou moins récentes (pensons par exemple à la dernière vague d'implantation arabe: celle des Banou Hilal et Banou Soulaym, chantée dans la fameuse "geste" ou épopée "Sirat al Hilaliya" du Maroc jusqu'en Egypte). Les populations sédentaires ou sédentarisées se sont très tôt senties "différentes" des tribus nomades. Il n'est qu'à lire Ibn Battuta, Ibn Khaldun, ou encore les jugements quelque peu méprisant de l'Adalou Ibn Hazm pour en prendre pleinement conscience. On sent même à ces lectures une sorte de "répulsion" à l'égard de cet "autre" itinérant, à l'organisation sociale, à l'expression artistique si particulières...
Mais l'identité de Tétouan ne s'est pas formée uniquement en opposition aux régions du centre et du Sud. C'est le Maroc (même Tanger) et tout le Monde qui sont perçus comme étrangers; j'exagère peut-être un peu, mais je serais heureux d'être corrigé si mes propos sont inexacts!
On ne doit pas oublier que la ville doit sa véritable fondation à des réfugiés andalous qui fuyaient les conquêtes et persécutions chrétiennes. Elle a donc été construite par et pour des Musulmans d'Espagne, sans que les autochtones ne soient directement impliqués. C'est à ma connaissance la seule ville marocaine qui doit son existence (ou plutôt sa refondation) uniquement aux Andalous. Toutes les autres villes (Fès, Oujda, Rabat, Essaouira) ont accueilli des communautés d'Espagne, mais existaient avant cet afflux d'immigrants. Ceux-ci, qui avaient déjà l'expérience de l'altérité avec les Chrétiens qu'ils avaient combattus, n'ont jamais cherché à se mêler ou "s'intégrer" au reste de la population, puisqu'ils n'envisageaient leur implantation que comme "provisoire". En effet, commandés par l'ancien officier des Nassrides Sidi Al Mandri (qui vouait une haine tenace à ceux qui l'avaient privé de sa terre natale), les nouveaux arrivants avaient bâti la ville comme une "citadelle imprenable", dans le but de mener des opérations militaires contre les nouveaux maîtres de l'Espagne. Les Tétwaniines ne se sentaient donc en rien semblables à leurs voisins Jbala ou Rwafa! Ils n'avaient tout simplement pas la même histoire, pas la même culture, pas la même mémoire, et ont, qui plus est, évolué dans un contexte hostile.
La ville est donc conçue comme une enclave andalouse en terre étrangère, une sorte d'"exception", une "réserve"!!! et les Musulmans d'Espagne ne se distingaient pas seulement par leur dialecte, leur art de vivre, leur musique, mais aussi par leurs structures sociales : ils sont majoritairement citadins dans un cadre rural et ont bâti leur réputation sur le commerce, contrairement aux paysans du Jbel ou aux guerriers nomades.
Comment s'étonner dès lors que se soient développés dans cette ville un si fort sentiment identitaire, de si forts particularismes? Tétouan est avant tout une ville qui dit "non"! Non à la soit-disant "Re-conquête", non au Maroc, à la terre dans laquelle elle ne s'est implantée que contrainte et forcée. Mais elle dit "oui" à ce monde perdu qu'ont chanté les poètes, à Grenade du temps qu'elle était encore Grenade, à Séville, et même à Jérusalem! Oui à ce passé irrémédiablement passé, à ses souvenirs, ses rêves évanouis, aux illusions qu'a dévorées l'Histoire sans en rien laisser que des vestiges exsangues. La mentalité de Tétouan, c'est celle des vaincus, auxquels on a tout volé, mais que l'on n'a pas réussi à dépouiller de leur mémoire... c'est-à-dire de leur identité...
Voilà... c'était mon opinion sur une ville qui m'est très chère, ainsi que ses habitants... et une tentative d'explication (et non de justification) des défauts que l'on attache souvent aux Tétwaniine.
Mais je me rends compte à l'instant que j'ai fui un passionné d'Histoire locale pour me lancer dans de grandes considérations qui ne sont au fond rien d'autre que de l'Histoire locale... C'est à n'y rien comprendre... La prochaine fois, je jugerai moins sévèrement mes interlocuteurs... C'est déjà une bonne leçon!!!
D'une compagnie instructive mais ennuyeuse, je passai à une solitude enjouée et sautillante, dans un jardin public ensoleillé de cette ville qui ne l'est presque jamais... Seul, mon balladeur aux oreilles (j'écoute en ce moment, outre Norma interprétée par Maria Callas une chanson dans le style khaliji qui m'enchante littéralement -c'est-à-dire qui me fait chanter!- par son rythme chaloupé et son refrain incessant qui mêle avec bonheur le son cristallin du qanoun à l'accent "bédouin" du chanteur), j'eus tout le loisir de me pencher sur une question posée par un camarade internaute et qui occupait mon esprit depuis quelques jours: Qui sont les Tétouaniine? Quelle est leur Histoire? Comment sont-ils devenus ce qu'ils sont aujourd'hui?
On les accuse en effet -souvent à tort, mais parfois aussi à raison- d'être distant, hautains, arrogants, chauvins, et même hostiles à toute influence extérieure... A cela s'ajoute un conservatisme (plus supposé que réel) et une attitude presque raciste à l'égard des autres marocains (je passe sur tous les autres clichés: avarice, etc. ainsi que sur les proverbes du type: Tétouan, maha ddem, hwaha sem, mat3acharch nnass dial temm!).
Ces jugements, pour hâtifs qu'ils soient, ne sont sans-doute pas tout à fait sans fondement! J'ai pour ma part -avec mon point de vue de zmagri- toujours été étonné par la conscience que les Tétwaniine ont de leur identité et -très logiquement- de leur différence par rapport aux autres. Car être étranger à Tétouan, ça veut parfois simplement dire être né à Tanger! Les Tanjawa sont -aux yeux des Tétwaniine- déjà "autres". Cela peut aussi signifier habiter à cinq kilomètres en dehors de la ville, dans la montagne, être un "jebli". Je ne m'étendrai pas sur les concept de "3arobiya" ou encore "dakheliya" qui englobent sans distinction à peu près tout le Maroc (Tanger, Tétouan et le Rif exceptés): depuis Casablanca, la capitale économique, jusqu'au désert, en passant par Fès et les villes impériales, la Chawiya et toutes les autres régions... Bref, on ne s'embarasse pas de nuances dans ma ville... Je n'évoquerai pas le Rif que l'on perçoit chez nous avec un peu plus de précision, mais dont on ne se distingue pas moins, ni les Berbères que l'on désigne à Tétouan du nom de "Youma" (si quelqu'un pouvait me renseigner sur l'origine et la signification exacte de ce mot, je lui en serai reconnaissant!). Mais comment expliquer une telle méconnaissance de l'"autre" et surtout une telle "conscience identitaire"?
C'est prbablement dans l'Histoire que se trouve la réponse. Tout d'abord, on ne doit pas oublier que les populations du Nord sont essentiellement sédentaires (rurales ou citadines) et s'opposent en cela à "gens du Sud"qu'elles percevaient (à tort ou à raison) comme nomades: tribus berbères ou arabes, ces dernières étant issues de migrations plus ou moins récentes (pensons par exemple à la dernière vague d'implantation arabe: celle des Banou Hilal et Banou Soulaym, chantée dans la fameuse "geste" ou épopée "Sirat al Hilaliya" du Maroc jusqu'en Egypte). Les populations sédentaires ou sédentarisées se sont très tôt senties "différentes" des tribus nomades. Il n'est qu'à lire Ibn Battuta, Ibn Khaldun, ou encore les jugements quelque peu méprisant de l'Adalou Ibn Hazm pour en prendre pleinement conscience. On sent même à ces lectures une sorte de "répulsion" à l'égard de cet "autre" itinérant, à l'organisation sociale, à l'expression artistique si particulières...
Mais l'identité de Tétouan ne s'est pas formée uniquement en opposition aux régions du centre et du Sud. C'est le Maroc (même Tanger) et tout le Monde qui sont perçus comme étrangers; j'exagère peut-être un peu, mais je serais heureux d'être corrigé si mes propos sont inexacts!
On ne doit pas oublier que la ville doit sa véritable fondation à des réfugiés andalous qui fuyaient les conquêtes et persécutions chrétiennes. Elle a donc été construite par et pour des Musulmans d'Espagne, sans que les autochtones ne soient directement impliqués. C'est à ma connaissance la seule ville marocaine qui doit son existence (ou plutôt sa refondation) uniquement aux Andalous. Toutes les autres villes (Fès, Oujda, Rabat, Essaouira) ont accueilli des communautés d'Espagne, mais existaient avant cet afflux d'immigrants. Ceux-ci, qui avaient déjà l'expérience de l'altérité avec les Chrétiens qu'ils avaient combattus, n'ont jamais cherché à se mêler ou "s'intégrer" au reste de la population, puisqu'ils n'envisageaient leur implantation que comme "provisoire". En effet, commandés par l'ancien officier des Nassrides Sidi Al Mandri (qui vouait une haine tenace à ceux qui l'avaient privé de sa terre natale), les nouveaux arrivants avaient bâti la ville comme une "citadelle imprenable", dans le but de mener des opérations militaires contre les nouveaux maîtres de l'Espagne. Les Tétwaniines ne se sentaient donc en rien semblables à leurs voisins Jbala ou Rwafa! Ils n'avaient tout simplement pas la même histoire, pas la même culture, pas la même mémoire, et ont, qui plus est, évolué dans un contexte hostile.
La ville est donc conçue comme une enclave andalouse en terre étrangère, une sorte d'"exception", une "réserve"!!! et les Musulmans d'Espagne ne se distingaient pas seulement par leur dialecte, leur art de vivre, leur musique, mais aussi par leurs structures sociales : ils sont majoritairement citadins dans un cadre rural et ont bâti leur réputation sur le commerce, contrairement aux paysans du Jbel ou aux guerriers nomades.
Comment s'étonner dès lors que se soient développés dans cette ville un si fort sentiment identitaire, de si forts particularismes? Tétouan est avant tout une ville qui dit "non"! Non à la soit-disant "Re-conquête", non au Maroc, à la terre dans laquelle elle ne s'est implantée que contrainte et forcée. Mais elle dit "oui" à ce monde perdu qu'ont chanté les poètes, à Grenade du temps qu'elle était encore Grenade, à Séville, et même à Jérusalem! Oui à ce passé irrémédiablement passé, à ses souvenirs, ses rêves évanouis, aux illusions qu'a dévorées l'Histoire sans en rien laisser que des vestiges exsangues. La mentalité de Tétouan, c'est celle des vaincus, auxquels on a tout volé, mais que l'on n'a pas réussi à dépouiller de leur mémoire... c'est-à-dire de leur identité...
Voilà... c'était mon opinion sur une ville qui m'est très chère, ainsi que ses habitants... et une tentative d'explication (et non de justification) des défauts que l'on attache souvent aux Tétwaniine.
Mais je me rends compte à l'instant que j'ai fui un passionné d'Histoire locale pour me lancer dans de grandes considérations qui ne sont au fond rien d'autre que de l'Histoire locale... C'est à n'y rien comprendre... La prochaine fois, je jugerai moins sévèrement mes interlocuteurs... C'est déjà une bonne leçon!!!