La poésie moderne Amazigh

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Ali Azayku : Protagoniste du modernisme poétique amazigh

Mohamed Ouagrar, dit Ameksa
Le Monde amazigh, n°23, 20 juin 2002/2952
« Non seulement nous sommes tous embarqués sur le même bateau, mais nous avons tous le mal de mer... »
Chesterton


Présenté – il n’en a d’ailleurs point besoin – par feu Mohammad Khaïr-Eddine comme étant « un excellent poète amazigh, mais encore un intellectuel marocain de haut rang… Il vit dans les rocs glacées parmi les étoiles, dans cette nature sèche, et nue qui l’apparente à Mallarmé… » [1], dda Ali a publié jusque là deux recueils distincts : le premier Timitar (les signes), le second Izmulen (les cicatrices).

On y découvre non seulement la beauté d’une langue tellurique, mais aussi, le coup de force esthétique par lequel est inaugurée l’ère de la poétique amazighe moderniste. Pour autant, Azayku s’y est laissé imprégner par le charme du patrimoine traditionnel, en réinstaurant la beauté classique, mais aussi, en purifiant la langue des emprunts futiles.

L’œuvre d’Azayku est un spécimen de la nouvelle production poétique, qui a audacieusement osé baigner dans un champ épistémologique beaucoup plus large que celui du dire oral.

Alors que celui-ci (dans sa majorité) ne dépassait pas les limites de la participation à l’enracinement des valeurs religieuses et tribales, la nouvelle poésie amazighe écrite a bien forgé sa voie vers l’expérience universelle, en adoptant les différentes problématiques humaines, politiques, philosophiques, ontologiques… mais aussi sentimentales et esthétiques.

Il importe à signaler que le moment d’Azayku est celui où « le poète n’est plus le tribun qui enseigne les foules, mais un aveugle qui essaie de déchiffrer d’obscurs et inutiles graffitis dans les catacombes d’une mémoire perdue. » [2]

Je suggère, maintenant, le poème Una n irafan (Les puits de la soif) qui – parmi d’autres – secrète cette osmose intime, tissé par et avec une intentionnalité consciente et objective : celle de la persévérance à puiser d’une immense réserve léguée, et d’explorer les horizons universels possibles.
 
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Una n irafan [3]

isggwasen ar ttaddumen,
Gh una n irafan.
kerzen gh idmaren n midden,
tammara n ussan.
Yessu tt urcic n tudert,
S usetci n ufûd.
ur jju n lâh amud,
N Ulm d uferzîz;
Meqqar ur lin atig
Yemmeghi bedda wakal.
Iseggwasen ar agh addern,
Ur nessin i mit?
Midden hûcen netta ka d asen,
Yekkissen ad allan.
Tifawin, tazat, amarg;
As ttun imik.
Aseqqsi n dar uzênzûm
Yeghwit udêrdûr,
Yebidd unelli, yettyagal
S izuran n fad
Les puits de la soif [4]

Les ans s’instillent
Dans les puits de la soif.
Cultivent la peine des jours
Dans les cœurs.
Abreuvée d’une bruine de vie
Par le venin de l’exode
Laurier-rose et coloquinte
Quoique futiles
Y sont en abondance.
Les ans nous évoquent,
On ne sait point à qui ?
On dansait en quête
D’éviter les pleurs
Par incandescences, clameur et chant
On oubli peu.
Le muet s’adresse au sourd
Et la raison s’arrête
Suspendue
Aux racines de la soif.
De sa citadelle, aux frontières de la vie, où les puits accueillent l’égouttement monotone et las du temps pour y secréter une soif insatiable, Azayku décrit son « spleen » et son anxiété à l’égard d’un voisin (la vie) qui ne cesse de le harceler, de l’agresser… bref, qui ne l’a guère épargné.

C’est dans ce poème – les puits de la soif – qu’Azayku apparaît comme un personnage sartrien, et où s’incarne sa souffrance morale, qui illustre les traits du drame existentiel tout au long de ce poème axé sur cette question brûlante:
Isggwasen ar agh addern
Ur nessin i mit ?
Les ans nous évoquent
On ne sait point à qui ?
Les égards dont on est entouré par le temps, le sujet de sollicitude qu’on est pour ce semeur de grains du laurier-rose et de coloquinte, autant qu’amers que futiles, poussent Azayku à se poser ces questions insomnieuses :

Pourquoi cette évocation insolente et particulière? Et au profit de qui est-elle instaurée?

L’accès aux réponses à ces questions demeure suspendu, et risque de l’être perpétuellement, tant que le dialogue serait encore handicapé – pour ne pas dire le monologue l’emporterait –. Et tant que la raison resterait altérée et sans innovation :
Aseqqsi n dar uzênzûm
Yeghwit uderdûr
Yebidd unelli, yettyagal
S izûran n fad
Le muet s’adresse au sourd
Et la raison s’arrête
Suspendue
Aux racines de la soif.
Les oripeaux des lumières, de tumulte et de la musique surgissent comme un remède à cette détresse. C’est une manière mystique que nous suggère Azayku. Une transe soufiste quêtant une distraction, qui ne serait-ce que précaire ; car c’est peu – seulement peu – qu’on oublie :
Midden hûcen nelta ka d asen
Yekkisen ad allan
Tifawin, tazat, amarg
As ttun imik
On dansait en quête
D’éviter les pleurs
Par incandescences, clameur et chant
On oubli peu.
La beauté du poème – les puits de la soif – est ornée par, une charmante composition musicale, qui a tissé avec succès une harmonie entre les sons et les mots : compatibles avec une exécution du chant, réalisée par le talentueux chanteur Amouri Mbark qui a démontré par son œuvre qu’il a bien saisi le souffle de vie qui imprègne l’âme de ce poème.



  1. Chronique de Mohammad Khaïr-Eddine, Almaghrib – culture, n°1063 du 21-22/12/1980.
  2. Œuvres majeurs - Baudelaire. Étude des fleurs du mal, Gérard Conio, page 24.
  3. Timitar, Ali Sidki Azaykou. Édition Okad, 1988, page 45.
  4. Notre traduction.
 
Ali Sadki Azayku (en chleuh : ⵄⵍⵉ ⴰⵣⴰⵢⴽⵓ; 1942 - 10 septembre 20041), appelé également Dda Ɛli2, est un écrivain-poète, historien et intellectuel chleuh originaire de Souss au Maroc. Un des militants de l'amazighité3 les plus éminents au Maroc, il a grandement influencé les mouvements culturels amazigh4.
Ali Sadki Azayku est né 1942 au village de Igran n-twinkhet dans le Haut Atlas dans les environs de Taroudant dans le Souss5. Il commence ses études primaires près de son village natal à Tafingoulte et les termine à Marrakech où il entame ses études secondaires pour ensuite entrer à l’école nationale des maîtres (instituteurs)2.
Avec Mohamed Chafik et Abdelhamid Zemmouri, il fonde en 1979 l’association amazighe. En 1981, la revue Amazigh publie un article6, devenu célèbre4, traduit en arabe, de Ali Sidki Azaykou, déjà publié en 1972 dans le magazine Tiydrin, dans lequel il défend l'importance du fait amazigh dans l'histoire du Maroc. Devenant le premier intellectuel à remettre en cause l'historiographie officielle marocaine, il est arrêté et condamné en 1982 pour « atteinte à la sûreté de l'État », et passe un an au pénitencier de Rabat4. Libéré, il reprend ses recherches universitaires et obtient en 1988 son diplôme d’étude approfondie (DEA) en histoire avec mention très bien.

Ouvrages publiés​

  • Timitar. Recueil de poésie en Amazigh. 1988.
  • Relation de voyage du Marabout de Tasafet dans le Haut-Atlas. Éd. de la Faculté des Lettres, Kénitra, 1992.
  • Izmulen. Recueil de poésie en Amazigh. Rabat, 1995.
  • Histoire du Maroc et ses possibles interprétations. Recueil d'articles. Éd. Centre Tarik Ibn Zyad, Rabat, 2002. Préfacé par Ahmed Toufiq.
  • L'islam et les Amazighes en 2002.
  • Quelques exemples de toponymes marocains en 2004.
  • Petit dictionnaire arabe/amazighe, Éd. Annajah Al Jadida, 1993, Casablanca.
 
Le poète amazigh ⵄⵍⵉ ⵚⵉⴹⵇⵉ ⴰⵣⴰⵢⴽⵓ ɛli ṣiḍqi azayku:

Kigan n tmitar
Ad irêzan Ddaw uzâzu n ussan ;
Xs adrar ad d ighaman
Igûdi
Mnid timlillay n twragiwin.
Yusi igêzazen nnegh
Gen as aydid inuflen
Wad d ikkan azemz iqbren n imnniren !
Izug gh imi n tmdêlt nnes
Izug gh tgharayin n wawal
D waman llid sul ikkis i izughar,
Mkan af ibedd
Mnid n tisitin irêzan
Ad ifcêd iman nnes.
Lligh ttun titrit mucêttab n wuluy
Ad ikkes aydid
Ig tin f tlghemt
Ad ighwi abrid
Gh ulus n tnezruft
iddem zun d allas
Gh ul idûrdren n uzwag.
Ar ttuska tzeddught nnes
Teg abrid d ittawin ikettayen
Negh illighen tenmuggurent turarin agharas
Mkan af ittnulfu ufeccad
Zun baqqin igêrdan ittafûden
Gh igenzi iqqjren n tmettant.
Nettat ad yulsen ;
Gh imula n umwan igûdin,
Amuddu iggurzan n ugzâz
Mnid allen ibukêden
N igenwan iqquren.
Iggiwer
G imriri n wawal
Ar ittemnid amuddu
N umezwag
Gh iberdan n ifess.

Bariz, 2004.

****************
version française


Tant de symboles
S’écrasent
Sous la pression des jours.
La montagne reste,
Seule, angoissée
De la tourmente des rêves.
Elle porte notre souffrance
une poutre effrayante
de l’ancien âge des pierres tombales!
Réfugiée au seuil de sa propre tombe
au tourbillon de la parole
et des eaux,
récupérées de la plaine,
elle se dresse
à la face des miroirs brisés
pour s’en remettre à son propre deuil.
Au crépuscule de l’étoile filante de l’errance
Il avait arraché la poutre
il l’a mise
sur le dos de la chamelle,
marchant sur l’écume du désert
Il s’enfonce
tel un récit
dans l’enceinte sourde de l’exil.
Sa demeure
Se construit,
une contre-allée des souvenirs,
un croisement des chants
Ainsi le deuil se renouvelle
Comme un éclatement des voix filantes
sur le front turbulent
de la mort.
Elle raconte
dans les ombres d’un
automne gris
le départ silencieux
de la douleur,
sous les regards aveugles
des cieux taris.
Assis,
Au seuil de la parole,
Comme une monte-religieuse,
J’esquisse ce voyage douloureux,
D’un exilé,
Dans les voies du silence.
 

Adjar n tudert ― Voisin de la vie

gix adjar n tudert
ur iyi tuqqir
tusi yyi tegi gh idammen
n willi ddernin
nsu gisen imik
issergh gh wul inu takat
righ ur dari
yaggug ufus amanar
nzî d ixef inu
tidâf ur a tent neqqay
amalu n tudert negat
d ifeckan n qid
had amarg ur ax ujjin
isekraf rkemen
meqqar nesker wiyyâd
lêhrir agh a tellemex
wanna ur igerden
han tammara tusit
ur jjun yufi
mad asen ittekkisen fad
nekki gix aheyyâd
ur salax ad allax
tatêsa nu ur ttegguz
ur tusi f izûran...
Je suis voisin de la vie
elle ne m'a guère épargné
elle m'a pris et plongé dans le sang
des vivants
j'en ai bu peu,
mais la vie embrase encore mon coeur
je désire et n'ai rien
ma main est loin de Vénus
je me combats, me ressaisis,
mais, quel saisissement ?
je suis l'ombre de la vie,
une roncière en flammes
voilà ! Le don m'agite,
les entraves s'effritent
et quand bien même en tresserais-je
des neuves
et de soie résistante,
je serais encore cet indomptable
proie aux érignes !
celui-là qui se trouve jamais
à se désaltérer
je suis l'errant
qui ne verse point de larme
et si mon rire n'éclate pas
c'est qu'il est dépourvu de vraies racines
Timitar (signes)
Traduit par Mohammed Khaïr Eddine
Journal Al Maghrib du 21/22 décembre 1980, p. VIII
 
Yat

Skerkh kh tayri nm tawargit
Ddemkh asnt
Skrkh tifrawin aylkh
Akal ur usin
Ma yusi ul inu gh inn
Is ghiyn ayyi t amun ?
Skrkh nn tigwmma gh itran
Ufnt ljnt
Ur a- sul zêrrakh mddn
Nkwni ka ssul ilan

Gh as lligh rikh akkm ghwikh
Gh ufus afasi
Nssudu flillis nddu
S wasif n ignwan
Nkcm g is aghad n tayri
Nfsi g isnt

Ghass ann attsittit udm
LLi s iyi tiwit
Tasidd wayyâd
Ur jjin-dd nkkin att issnn
Tjwit tasga nu
Tldit d gh illi gh nn tllit
Afus nm att inn igrn
Gh wammas n tillas

Rzêmkh alln inu
Tawargit ur att nqqway


UNE


J'ai fait de mon amour pour toi un rêve,j'y plonge...
et m'étant créé des ailes,je me suis envolé.
La terre ne porte pas un aussi haut fardeau
que celui dont souffre mon âme.
L'espace peut-il le contenir ?
Oui,j'ai bâti des demeures sur des étoiles
plus belle que tous les paradis.
Je ne vois plus personne,il n'y a plus que nous deux.
Quand je voulus te prendre la main droite,
nous enfourchâmes la brise et partîmes pour la lointaine
Voie lactée.
Nous flamboyâmes d'amour et nous désintégrâmes.
Mais alors tu changeas cette face fascinante;
tu t'affubas d'une face amère qui m'était inconnue.
Tu lacéras mon torse,extirpant ce coeur ou tu habites,
tu te jetes dans les ténèbres...
mais j'ouvris mes yeux et vis que le rève se dissipait !
 
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