Le singulier destin du judaïsme marocain

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Casablanca d'antan
VIB
Juifs du Maroc à travers le monde. Emigration et identité retrouvée,
nouveau livre de Robert Assaraf

Désormais installés aux quatre coins du monde, plus particulièrement en Israël, les Juifs marocains constituent une communauté qui a su maintenir intactes, ses traditions culturelles et religieuses. Dans le même temps, ils ont continué à entretenir des liens étroits avec leur pays d’origine.

La seconde moitié du XXème siècle a été caractérisée par des flux migratoires sans précédent qui ont considérablement bouleversé la carte géopolitique de l’Europe, de l’Afrique du Nord ou du Machrek. Successivement, la Seconde Guerre mondiale, le conflit israélo-arabe et la décolonisation ont provoqué de vastes déplacements de populations modifiant profondément la physionomie des différents pays concernés et leurs structures démographiques.
Clichés et cartes postales représentant un même lieu mais pris à 10, 20 ou 40 ans de distance permettent de prendre la mesure de ces changements. Le visiteur, en 2008, du vieux mellah de Fès aurait peine à retrouver trace de ce qu’y virent, quelques décennies plus tôt, les Frères Tharaud ou Roger Le Tourneau, éminent spécialiste de la cité idrisside. Les habitants ont changé. Rares sont les Juifs à être demeurés sur place. Ils ont été remplacés par de nouveaux citadins, victimes de l’exode rural. Si quelques synagogues sont encore en fonction, le quartier est essentiellement peuplé de Musulmans. Le samedi matin, l’on n’entend plus le crieur qui réveillait les fidèles juifs mais l’appel du muezzin.
Cachet
Fès n’est pas un cas unique. Une même situation prévaut aussi bien au Maroc qu’en Algérie ou en Tunisie. Le phénomène ne concerne pas uniquement les Juifs. Ainsi, au Proche Orient, il a suffi d’à peine quelques décennies pour que disparaissent les colonies grecques ou italiennes souvent implantées depuis des siècles et qui donnaient à Alexandrie, à Port Saïd ou à Smyrne leur cachet cosmopolite.
Il est plusieurs manières d’aborder ce phénomène. S’agissant du Maroc et de ses Juifs, force est de constater que, longtemps, l’on est resté dans le domaine de la nostalgie ou de l’amertume. Certains ont cru devoir évoquer une “mémoire brisée des Juifs du Maroc”, d’autres ont laissé des témoignages aigre doux sur la vie juive d’antan, en donnant une vision idéalisée qui était loin de correspondre à la réalité.
Les historiens et les démographes qui se sont penchés sur ces “Atlantides disparues” et sur ces vastes mouvements migratoires ont parfois été mus par la passion ou par des considérations d’ordre politique. Certains n’hésitent pas à évoque l’existence d’un million de réfugiés juifs contraints de quitter les pays arabes à la suite de la création de l’Etat d’Israël. Mêlant arbitrairement des situations pour le moins différentes, ils estiment que la Tunisie ou le Maroc se sont comportés à l’égard de leurs ressortissants juifs comme la Syrie, le Yémen ou l’Irak. Il s’agit là d’une réécriture a posteriori de l’histoire qui n’a rien à voir avec la réalité et qui contribue à altérer gravement notre compréhension du phénomène.
Mérite
L’immense mérite du nouveau livre de Robert Assaraf, Juifs du Maroc à travers le monde. Emigration et identité retrouvée, (CRJM/Editions Suger, Université de Paris VIII, 2 008, 15 euros), est de reprendre l’ensemble du dossier et d’analyser avec minutie les circonstances du départ, dans la seconde moitié du XX° siècle, de la quasi-totalité des Juifs marocains, tant pour Israel que pour la France, le Canada ou l’Amérique du Sud.
Excellent connaisseur du judaïsme marocain et de son histoire, Robert Assaraf souligne que ce phénomène est antérieur à la création de l’Etat d’Israël et à la décolonisation. Dès le XXème siècle, d’importants groupes juifs fuient la misère et l’insécurité pour s’installer à Gibraltar, au Portugal, aux Açores, dans les îles du Cap Vert, au Brésil et au Pérou. Robert Assaraf nous fournit de précieux renseignements sur ces communautés et sur leur évolution, montrant que ces originaires du Maroc se sont bien intégrés dans les sociétés d’accueil.
On apprend ainsi qu’un ancien Premier ministre du Cap Vert et un ancien Président de la République portugaise descendent d’immigrants juifs marocains et ne font pas mystère de cette origine. Robert Assraf souligne également l’existence d’une constante émigration, à caractère religieux, de rabbins et d’érudits juifs marocains vers la Terre sainte où ils créent, dès le milieu du XXème siècle, une communauté spécifique distincte de la communauté séfarade locale.
Attitude
Il n’en demeure pas moins que ces mouvements migratoires ne remettent pas en cause la présence au Maroc d’une communauté juive importante, forte de plus de 230.000 âmes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le fait qu’il n’y ait plus, en 2008 au Maroc, qu’un peu moins de 3.000 Juifs, généralement très âgés, montre l’ampleur des mutations intervenues.
Robert Assaraf retrace les principales étapes de ce départ des Juifs en montrant qu’il s’est agi d’un départ volontaire, nullement contraint, qui intervient paradoxalement au moment où les Juifs marocains cessent d’être soumis au vieux système de la dhimma et deviennent des citoyens égaux en droits et en devoirs avec leurs compatriotes musulmans.
Robert Assaraf analyse finement l’attitude observée par les autorités marocaines envers ces départs, qu’elles regrettent mais qu’elles se refusent à empêcher même si différentes mesures restrictives sont provisoirement adoptées à la charnière entre les années cinquante et les années soixante.
L’une des parties les plus riches et les plus substantielles de son livre est consacrée aux modalités de la difficile et complexe intégration des Juifs marocains en Israël où ils se heurtèrent à l’hostilité non déguisée d’une partie de l’establishment sioniste. Il revient notamment sur les émeutes de Wadi Salib en 1959 et sur la naissance du mouvement des Panthères noires au début des années 70.
Lacune
Par delà l’information considérable qu’il offre au lecteur, le livre de Robert Assaraf ne se contente pas de brosser un tableau exhaustif des rapports judéo-musulmans au Maroc ou des rapports entre les originaires du Maroc et leur patrie d’origine. Il s’intéresse tout autant à la vie intérieure de ce groupe humain, attaché à préserver la spécificité de ses traditions cultuelles et culturelles. Sous cet angle, le chapitre que Robert Assaraf consacre à l’apport culturel des Juifs marocains à la société israélienne est particulièrement important.
Plus largement, en nous donnant cet ouvrage, Robert Assaraf a écrit l’un des chapitres de l’histoire contemporaine du Maroc et a comblé une lacune grave. Il ouvre le chemin à de nouvelles recherches en fonction des pistes qu’il défriche et qu’il invite à parcourir. C’est un défi qui doit être relevé par tous ceux et toutes celles, Juifs, Musulmans, Chrétiens ou agnostiques, spécialistes de l’histoire sociale, culturelle, politique ou économique du Maroc et qui savent que cette histoire s’écrit avec des encres de couleurs différentes du fait du caractère multiculturel et multiconfessionnel du Maroc.
*Docteur en Histoire, ancien attaché de Recherches au CRNS, Patrick Girard a collaboré
à Jeune Afrique, Globe Hebdo, L’Evénement
du Jeudi et Marianne. Il a publié des essais
historiques et politiques ainsi que des romans,
notamment la Saga d’al Andalus (Calmann-Lévy) et une trilogie sur Carthage.


Par Patrick Girard*
 
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