L’ère de la post-vérité

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Le néologisme post-vérité, dernier avatar de l’ère post-moderne, fait couler beaucoup d’encre depuis que le dictionnaire d’Oxford l’a élu, en 2016, « mot de l’année ». C’est un choc, tout de même, « la vérité est morte » comme « Dieu est mort ». Ainsi, ce n’est pas seulement l’erreur, c’est aussi la vérité qui est « humaine, trop humaine ». Elle a fait son temps. La simple question « est-il vrai que la vérité n’existe plus ? » est une incongruité. Elle rappelle l’impasse logique du « menteur » : s’il ment, il dit vrai et s’il dit vrai, il ment. Pour un girardien, l’effacement de la différence entre une opinion vraie et une opinion fausse, c’est, sur le plan de la pensée, le stade ultime de l’indifférenciation en quoi consiste la violence. Il nous faut comprendre comment on en est arrivé là ! Si la perspective de la fin de la vérité est impensable, la preuve est faite qu’on peut penser que la vérité n’est plus une fin. On doit donc se poser la question de son effacement progressif, si ce n’est du vocabulaire, au moins des objectifs à atteindre ou des garanties à fournir quand on se mêle de prendre la parole en public : cela concerne les professeurs, les journalistes, les politiques et, pourquoi pas, la conversation entre amis.

La post-vérité a un synonyme : post-factuel. Ce qui s’est évaporé n’est rien moins que le rapport du discours aux faits. Je sais, les philosophes ont tendance à se questionner sur la réalité, ne suis-je pas en train de rêver, ainsi doute Descartes et Nietzsche est souvent cité « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». N’empêche que lorsque, récemment une porte-parole de Donald Trump a déclaré « Les faits ne sont pas vraiment les faits, tout le monde a sa manière de les interpréter comme étant ou n’étant pas la vérité, il n’existe plus malheureusement une chose comme les faits. » nul n’a entendu là une profession de foi philosophique. Cette dame essayait de justifier les bullshits du nouveau président, en enfouissant ses mensonges sous un plus gros !
 
Comment peut-on prendre congé des faits en politique ? La définition du dictionnaire d’Oxford de la post-vérité est : « Ce qui fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les émotions et opinions personnelles. » On voit deux choses : 1) c’est une définition prudente, l’oubli des faits est circonstanciel. 2) ces « circonstances », tout le monde les a à l’esprit ; il s’agit des deux événements politiques majeurs de l’année écoulée que sont le Brexit et l’élection de Donald Trump. Et on respire : il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que faisaient d’autre les Sophistes, du moins tels que les a éternisés Platon, si ce n’est d’instruire les politiques à caresser dans le sens du poil le « gros animal » de Simone Weil ?

On aurait tort, cependant, de ne pas voir la nouveauté de la chose. D’abord, l’ère de la post-vérité est intrinsèquement liée à la révolution numérique, à l’apparition d’un monde « virtuel », au règne d’internet et des réseaux sociaux. Dépersonnalisée, avec des « pseudos » pour auteurs, l’activité journalistique qui s’y déploie ne connaît pas de règles déontologiques et ne vérifie rien. A contrario, n’importe quelle rumeur complotiste peut circuler, qui conteste frontalement la réalité des faits. Ensuite, et c’est cela qui réclame attention, peut-on encore parler de mensonge dans le cas du manipulateur en politique qui, à la différence du menteur, ne se réfère pas à la vérité pour la dissimuler aux autres, mais tout simplement n’en a cure et poursuit ses objectifs sans jamais en tenir compte ? Un homme honnête peut même être indifférent à la vérité, c’est sans doute le cas de Benoît Hamon, s’adressant aux téléspectateurs pour leur confier qu’il n’a pas de vérité à faire partager, que son but, c’est de faire battre le cœur de la France… La vérité est pour les post-modernes, soit une illusion, soit même un mensonge ; car il n’y a pas UNE vérité mais plusieurs et celui qui croit en LA vérité, une vérité qui ne serait pas seulement la sienne, s’il est de bonne foi, est un « croyant » qui s’ignore, s’il l’est moins, un « fasciste » ou un fanatique. Voilà où nous en sommes.
 
Dans son premier livre, Girard traite d’un « mensonge », qualifié de romantique pour des raisons esthétiques : c’est la fausse promesse d’autonomie faite à l’individu moderne, délivré de toute attache religieuse, traditionnelle et naturelle, l’individu « né libre ». La promesse n’est pas seulement politique, elle est métaphysique. Il s’agit d’un mensonge plus que d’une illusion parce que l’homme moderne est pris au piège de l’orgueil. Ailleurs, Girard a magnifiquement décrit l’Etranger de Camus comme un héros typiquement romantique, revendiquant sa solitude et son étrangeté (il ne pleure pas à l’enterrement de sa mère) jusqu’au supplice qui lui est réservé, non parce qu’il a commis un meurtre, mais à cause de sa singularité. Plutôt mourir que d’être « comme tout le monde ». Aujourd’hui, le héros romantique, c’est le super-héros, qui a tous les pouvoirs, alors que le héros de Camus n’avait que celui de faire l’unanimité contre lui. Mais il s’agit du même mensonge que l’on se fait à soi-même, en revendiquant sa solitude et son originalité. « Moi, je suis seul et eux, ils sont tous » dit un personnage de Dostoïevski.

Ce bref rappel du « mensonge moderne » peut nous aider à entrevoir à quel niveau de profondeur notre souci de la vérité est enfoui. Nous savons d’expérience que la promesse d’autonomie est fausse. Mais « la vérité de tous est enfouie profondément dans la conscience de chacun. » écrit Girard. La vérité de tous, c’est la nature mimétique du désir humain, désir d’être plus que de posséder, qui se traduit dans les sociétés démocratiques, avec la libération du désir et l’égalité des conditions, par l’imitation conconcurrentielle de tous par tous, donc une dissolution des différences, une désagrégation du tissu social, tout cela « sans emballement catastrophique ni résolution d’aucune sorte ». Les surenchères de la démystification dont les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud ont montré la voie, ont mis à mal le monde de l’éducation : la substitution au précepte socratique « connais-toi toi-même » du mot d’ordre de la modernité : « sois toi-même », puis de celui des « postmodernes » : « sois heureux ! » a produit des ravages dans les universités américaines où se forgent les élites.

Il faut lire le best-seller d’Allan Bloom, The Closing of American Mind dont le titre français est « l’âme désarmée » (1987) pour comprendre en profondeur et avec le recul de l’humour, cette faillite des élites américaines (pas seulement américaines) d’où résulte le « nouvel ordre mondial ». Bloom y explore la bêtise des gens savants, tellement plus pernicieuse, selon Molière, que celle des ignorants. La culture moderne a renoncé à tirer les âmes vers le haut en creusant un abîme entre les faits, connaissables objectivement par les sciences, et les valeurs, par essence subjectives. Le diktat de « l’ouverture » aux autres cultures, mises a priori sur un pied d’égalité avec la nôtre, (l’ethnocentrisme, quelle horreur, c’est pourtant ce que toutes les cultures ont en commun) a engendré le relativisme culturel qui signifie le relativisme de la vérité en matière de normes morales ou esthétiques. Tout ce qui relevait du jugement, visant l’universalité et l’accord des esprits et pouvant être objet de discussion, a été livré aux préjugés culturels et, enfin, à l’opinion de chacun. Dans ce climat, dit Bloom, sans modèles transcendants pour nourrir leur âme, les étudiants apprenaient à douter des croyances avant même de croire à quelque chose.

Le relativisme n’épargne pas non plus le domaine scientifique. Une armée de savants, preuves en mains, ne peut éteindre les polémiques sur la nuisance des perturbateurs endocriniens ou sur le désastre planétaire du réchauffement climatique. « Le terme de « post-vérité » qui semble une notion nouvelle dont les médias parlent beaucoup est en réalité une forme de mensonge à laquelle les climatologues sont confrontés depuis longtemps. » écrit S. Foucart dans Le Monde du 26 Déc.2016. Les groupes de pression qui défendent les thèses climato-sceptiques s’emparent de l’incertitude, qui est le moteur de la science, pour semer le doute en alimentant des polémiques qui servent des intérêts privés et nationaux.
 
A l’issue de cette réflexion, on peut proposer le dilemme suivant : « L’ère de la postvérité » est-elle l’expression d’un constat d’échec de toutes les idéologies (les « totalitaires » mais aussi celles, « libérales », qui ont massacré l’éducation des élites aux USA et en Europe en asséchant leur âme) et donc un retour en force du pragmatisme tout terrain ? Ceux que le narcissisme fou de Trump inquiète cherchent à se rassurer en tablant qu’il est pragmatique, attitude sans noblesse mais après tout raisonnable. Ou bien s’agit-il de légitimer le règne de la désinformation et du mensonge imposé par les détenteurs du capital industriel et commercial des nations « civilisées », apparemment soutenus par la nouvelle administration américaine ?

René Girard, à l’écart des modes, a passé toute sa vie intellectuelle à construire une longue argumentation dont le but est de révéler des « choses cachées », des vérités anthropologiques qui se rapportent à une réalité factuelle et même événementielle. Ces vérités donnent du sens à l’aventure humaine, à son histoire et préhistoire et aux temps que nous vivons. Pour les disciples d’un tel « modèle », il va de soi d’être en état de vigilance et de résistance à l’égard de cette soi-disant « ère de la post-vérité ».

https://emissaire.blog/2017/02/01/lere-de-la-post-verite/
 
Le néologisme post-vérité, dernier avatar de l’ère post-moderne, fait couler beaucoup d’encre depuis que le dictionnaire d’Oxford l’a élu, en 2016, « mot de l’année ». C’est un choc, tout de même, « la vérité est morte » comme « Dieu est mort ». Ainsi, ce n’est pas seulement l’erreur, c’est aussi la vérité qui est « humaine, trop humaine ». Elle a fait son temps. La simple question « est-il vrai que la vérité n’existe plus ? » est une incongruité. Elle rappelle l’impasse logique du « menteur » : s’il ment, il dit vrai et s’il dit vrai, il ment. Pour un girardien, l’effacement de la différence entre une opinion vraie et une opinion fausse, c’est, sur le plan de la pensée, le stade ultime de l’indifférenciation en quoi consiste la violence. Il nous faut comprendre comment on en est arrivé là ! Si la perspective de la fin de la vérité est impensable, la preuve est faite qu’on peut penser que la vérité n’est plus une fin. On doit donc se poser la question de son effacement progressif,
C’est le retour du langage utilisé pour produire un effet plus que pour exprimer un raisonnement. Je crois que c’est le rôle primitif du langage, et que son usage pour communiquer, est une lutte soutenue contre cette tendance à l’utiliser pour produire de l’effet. Ce n’est pas par hasard, si en parlant de Le Pen et Mélenchon, ont dit parfois qu’ils aboient.

Ce problème est récurrent depuis toujours. Platon, pour parler d’un problème proche, disait « La perversion de la cité commence par la fraude des mots » (quand il parlait de la cité, il parlait de la société, la politique, des choses comme ça).

si ce n’est du vocabulaire, au moins des objectifs à atteindre ou des garanties à fournir quand on se mêle de prendre la parole en public : cela concerne les professeurs, les journalistes, les politiques et, pourquoi pas, la conversation entre amis.
Je crois que c’est dans l’autre sens, que c’est le ton des conversations entre « amis », qui c’est imposé de plus en plus à l’expression publique, au point de contaminer d’abord la politique puis ensuite le journalisme.

La post-vérité a un synonyme : post-factuel. Ce qui s’est évaporé n’est rien moins que le rapport du discours aux faits. Je sais, les philosophes ont tendance à se questionner sur la réalité, ne suis-je pas en train de rêver, ainsi doute Descartes et Nietzsche est souvent cité « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». N’empêche que lorsque, récemment une porte-parole de Donald Trump a déclaré « Les faits ne sont pas vraiment les faits, tout le monde a sa manière de les interpréter comme étant ou n’étant pas la vérité, il n’existe plus malheureusement une chose comme les faits. » nul n’a entendu là une profession de foi philosophique. Cette dame essayait de justifier les bullshits du nouveau président, en enfouissant ses mensonges sous un plus gros !
C’est même essayer de justifier le populisme en général, de le banaliser, le trouver légitime, inévitable.
 
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On aurait tort, cependant, de ne pas voir la nouveauté de la chose. D’abord, l’ère de la post-vérité est intrinsèquement liée à la révolution numérique, à l’apparition d’un monde « virtuel », au règne d’internet et des réseaux sociaux. Dépersonnalisée, avec des « pseudos » […]
Ce n’est pas le phénomène, qui est nouveau, c’est sa puissance, et autant la puissance de la crise qui pourrait en résulter. C’est la crise de la confiance dont ont voit les débuts.
 
[…] Les surenchères de la démystification dont les « maîtres du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud ont montré la voie, ont mis à mal le monde de l’éducation : la substitution au précepte socratique « connais-toi toi-même » du mot d’ordre de la modernité : « sois toi-même », puis de celui des « postmodernes » : « sois heureux ! » a produit des ravages dans les universités américaines où se forgent les élites.

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Ça c’est un vœux, le problème n’est pas dans ce vœux, mais dans le moyen sous‑entendu (quoique sa formulation comme une injonction faites à un‑e autre que soi, trahit quand‑même quelque chose). C’est dangereux de confondre les deux, et ça participe au déni des faits.

Là, celui qui est écrit, participe à ce qu’il dénonce.

Je voulais réagir à d’autres bouts de phrase (ce paragraphe est un sac d’idées de toutes sortes), mais je ne le fais pas, pour ne pas embrouiller.
 
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Le relativisme n’épargne pas non plus le domaine scientifique. Une armée de savants, preuves en mains, ne peut éteindre les polémiques sur la nuisance des perturbateurs endocriniens ou sur le désastre planétaire du réchauffement climatique. « Le terme de « post-vérité » qui semble une notion nouvelle dont les médias parlent beaucoup est en réalité une forme de mensonge à laquelle les climatologues sont confrontés depuis longtemps. » écrit S. Foucart dans Le Monde du 26 Déc.2016. Les groupes de pression qui défendent les thèses climato-sceptiques s’emparent de l’incertitude, qui est le moteur de la science, pour semer le doute en alimentant des polémiques qui servent des intérêts privés et nationaux.
Sur ce point, la faute revient aussi à la communauté scientifique qui n’a pas répondu comme elle l’aurait dut à des questions simples. Il m’a fallut longtemps avant de les trouver ces réponses, dans la vidéo d’un doctorant en physique  … (à vrai dire, sa vidéo inspire d’autres questions, mais c’est déjà des réponses à des questions)

La politique a fait encore pire, en balayant le caractère scientifique des questions, pour en faire des jugements de valeur sur les gens.
 
A l’issue de cette réflexion, on peut proposer le dilemme suivant : « L’ère de la postvérité » est-elle l’expression d’un constat d’échec de toutes les idéologies (les « totalitaires » mais aussi celles, « libérales », qui ont massacré l’éducation des élites aux USA et en Europe en asséchant leur âme) et donc un retour en force du pragmatisme tout terrain ?
La déni des faits, de la réalité, ce n’est pas du pragmatisme, c’est même à l’opposé du pragmatisme.

Ceux que le narcissisme fou de Trump inquiète cherchent à se rassurer en tablant qu’il est pragmatique […]
S’il est pragmatique, il l’est sélectivement, c’est à dire qu’il n’est pas vraiment pragmatique. Il est plutôt opportuniste.
 
Finalement on a régressé au débat entre les sophistes et Socrate au 5e siècle avant notre ère, sauf que cette fois-ci, les sophistes gagnent. :(
 
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