Les Américains ont réalisé la plus grande escroquerie financière de lhistoire de lhumanité
mardi 4 novembre 2008 - 15h:03
Emmanuel Todd - La Tribune de Genève
Pour lhistorien Emmanuel Todd, lélection de Barack Obama « redonnera quelques années de vie supplémentaires à lempire ». Elle ne suffira pas cependant à restaurer lautorité dune puissance en voie de déclassement.
Lélection annoncée de Barack Obama sera interprétée comme une régénération de la démocratie américaine, affirme Emmanuel Todd. Suffira-t-elle pourtant à opérer les ruptures espérées ? Historien, démographe, auteur en 2002 d« un « essai sur la décomposition du système américain », Todd ne cache pas sa perplexité. Sil accueille avec enthousiasme laccession dun président noir à la Maison-Blanche, il craint, dit-il, que lévénement ne sinscrive dans un « processus de dislocation ».
Voilà six ans, vous dressiez le tableau dun pays devenu « un facteur de désordre international ». Une élection de Barack Obama pourrait-elle modifier ce constat ?
Elle donnera dans un premier temps limage dune Amérique qui rebondit. Avec Bush, on a eu le pire des présidents - une sorte de Rantanplan, qui fait la guerre, qui par sa maladresse accélère la destruction de lempire américain. Avec Obama, resurgit le visage dune Amérique optimiste et dynamique. Une Amérique civilisée, à la politique étrangère plus raisonnable, qui aspire à se retirer dIrak, qui ne veut pas déclarer la guerre à lIran. Une Amérique qui pourrait néanmoins rester aussi anti-russe que la précédente, les démocrates ciblant la Russie comme le seul véritable adversaire stratégique des Etats-Unis.
Dans le climat actuel de débâcle, de déroute financière et morale, et compte-tenu de la responsabilité inouie de lAmérique dans le désordre du monde, la victoire dObama va permettre aux pro-Américains des pays occidentaux de dire que lAmérique est redevenue merveilleuse. Elle redonnera quelques années de vie supplémentaires à lempire.
Laccession dun élu noir à la Maison-Blanche ne confirme-t-elle pas les mutations intervenues au sein de la société américaine ?
Il se produit des événements vraiment extraordinaires aux Etats-Unis. Limplosion du système financier et du mythe économique, dun côté ; limplosion de la structuration raciale, de lautre. On comprend dans ces conditions que les Américains vivent dans une sorte détat dapesanteur. Cela dit, si laffaissement du sentiment racial est évidemment une bonne nouvelle, le racisme aura vraiment disparu le jour où les électeurs nattendront rien de particulier dun président noir. Obama est un homme politique américain. Son discours est truffé des habituelles références aux valeurs religieuses. Il est entouré des personnalités issues de lestablishment démocrate - ces mêmes démocrates qui ont, plus nombreux encore que les républicains, voté les subventions au système bancaire.
Lélection de Barack Obama ne plaide-t-elle pas pour la vitalité de la démocratie américaine ?
Ce qui se passe est étrange, et paradoxal. Si lon observe lhistoire des Etats-Unis, on constate en effet que le racisme nest pas du tout un petit défaut de la démocratie blanche : il en est le fondement. Au départ, les colons anglais nattachaient pas une grande importance à la valeur de légalité, que ce soit dans la famille ou ailleurs. Ce qui a permis alors dassimiler des Européens dorigines très diverses, cest la fixation de la différence sur les Indiens et les Noirs. Dans lAmérique jacksonienne, le président était un héros des guerres contre les Indiens. Le racisme a été le moteur de lémergence démocratique. Aujourdhui, on assiste à lavènement dune ploutocratie irresponsable : la montée des inégalités constitue la dynamique fondamentale de la société américaine.
LAmérique cesse dêtre démocratique au sens économique du terme. Le racisme y est en baisse, mais la démocratie est malade. Elle pourrit sous nos yeux. Dès lors, jai peur que lon tombe très vite de haut. Une partie de loligarchie est derrière Obama. Il a du reste ramassé plus dargent chez les riches que McCain. Son élection sera interprétée comme une regénération de la démocratie américaine. Jai quant à moi le sentiment quelle fait plutôt partie dun processus de dislocation.
Les Etats-Unis comptent certaines des meilleures universités du monde. Ils attirent de partout les capitaux, les chercheurs, les entrepreneurs de la nouvelle économie. Ces atouts-là ne leur assurent-ils pas une place centrale dans la compétition internationale ?
Quelques universités sont en effet très bonnes. Mais la majorité dentre elles est dune médiocrité absolue. Sur le terrain de la production scientifique et technologique, les chiffres sont sans équivoque : lEurope est redevenue le centre de gravité du monde. Ce sont les Européens qui savent construire les centrales nucléaires modernes, ou qui fabriquent des avions gros porteurs - même avec retard.
Louragan Katrina avait en 2005 constitué un premier moment de vérité. On a compris tout à coup que les Américains ne disposaient pas dassez dingénieurs pour protéger les villes, ou les reconstruire. Je pense aussi que le conflit au Caucase a contribué au cours de lété dernier à précipiter la crise financière. Linexistence de lAmérique a été perçue comme un moment datterrissage dans la réalité.
Il reste pour lindustrie américaine des secteurs porteurs. Linformatique, la Silicon Valley...
Si lon songe à ce quétaient les Etats-Unis en 1945, il serait étonnant quil ne reste rien de leur puissance industrielle et technologique. Mais alors quils étaient excédentaires dans tous les domaines, ils enregistrent aujourdhui un déficit commercial de 800 milliards de dollars. La vitesse de régression est hallucinante, et elle népargnera pas linformatique : lInde va bientôt porter lestocade.
Le projet économique du candidat démocrate peut-il contrecarrer la dépression qui menace ?
Il na pas de programme économique. Au début de sa campagne, il a bien proposé quelques mesures protectionnistes, mais le déficit commercial est tel que le protectionnisme entraînerait dans une première période une baisse dramatique du niveau de vie.
Obama se confond avec son image. Or les difficultés américaines vont bien au delà dune image. Pour le moment, le dollar tient, car à lextérieur, des institutions, des gens riches, des Etats veulent que les Etats-Unis restent au centre du monde. Mais la situation ne changera pas : elle devrait même se dégrader encore. La question est maintenant de savoir comment, avec la fin de la mécanique des subprimes, on va donner aux Américains les moyens financiers de continuer à vivre aux frais de la planète.
Les Etats-Unis gardent une forte capacité dinfluence sur les leaders dopinion du monde occidental. Leur image est-elle en train de se troubler ?
LAmérique, cest une image. On ne peut en parler sans évoquer le cinéma, les scénarios de feuilletons télévisés, Hollywood. Il y a dans tout ce qui est américain un côté extraordinairement virtuel. Et voilà que par étape on voit émerger la réalité. Il sera en ce sens très intéressant de suivre lévolution de lopinion dans les oligarchies financières occidentales. Elles éprouvent un sentiment de solidarité avec lAmérique. Mais elles viennent aussi de se faire plumer... Je naimerais pas être en ce moment un ploutocrate français de la sphère financière.
La notion d« hyperpuissance » a-t-elle un sens pour vous ?
Dans le domaine militaire, le monde est déjà multipolaire. Lincertitude tient aux illusions que les Américains entretiennent encore sur eux-mêmes. Ils sont un peu comme les Russes, au moment de leffondrement du communisme. Lorsqu une puissance de cette nature possède encore une armée, elle nest pas à labri de réactions irrationnelles. Les Etats-Unis ont également perdu la place centrale quils occupaient sur le terrain économique. Avec laventure des subprimes, ils ne viennent pas moins de réaliser la plus grande escroquerie financière de lhistoire de lhumanité. Autrement dit, ils ne sont plus dans ce domaine une hyperpuissance, mais compte-tenu de labsence de régulation de léconomie mondiale, ils détiennent une « hypercapacité de nuisance ».
Propos recueillis par Jean-François Verdonnet et Oliver Bot - La Tribune de Genève
mardi 4 novembre 2008 - 15h:03
Emmanuel Todd - La Tribune de Genève
Pour lhistorien Emmanuel Todd, lélection de Barack Obama « redonnera quelques années de vie supplémentaires à lempire ». Elle ne suffira pas cependant à restaurer lautorité dune puissance en voie de déclassement.
Lélection annoncée de Barack Obama sera interprétée comme une régénération de la démocratie américaine, affirme Emmanuel Todd. Suffira-t-elle pourtant à opérer les ruptures espérées ? Historien, démographe, auteur en 2002 d« un « essai sur la décomposition du système américain », Todd ne cache pas sa perplexité. Sil accueille avec enthousiasme laccession dun président noir à la Maison-Blanche, il craint, dit-il, que lévénement ne sinscrive dans un « processus de dislocation ».
Voilà six ans, vous dressiez le tableau dun pays devenu « un facteur de désordre international ». Une élection de Barack Obama pourrait-elle modifier ce constat ?
Elle donnera dans un premier temps limage dune Amérique qui rebondit. Avec Bush, on a eu le pire des présidents - une sorte de Rantanplan, qui fait la guerre, qui par sa maladresse accélère la destruction de lempire américain. Avec Obama, resurgit le visage dune Amérique optimiste et dynamique. Une Amérique civilisée, à la politique étrangère plus raisonnable, qui aspire à se retirer dIrak, qui ne veut pas déclarer la guerre à lIran. Une Amérique qui pourrait néanmoins rester aussi anti-russe que la précédente, les démocrates ciblant la Russie comme le seul véritable adversaire stratégique des Etats-Unis.
Dans le climat actuel de débâcle, de déroute financière et morale, et compte-tenu de la responsabilité inouie de lAmérique dans le désordre du monde, la victoire dObama va permettre aux pro-Américains des pays occidentaux de dire que lAmérique est redevenue merveilleuse. Elle redonnera quelques années de vie supplémentaires à lempire.
Laccession dun élu noir à la Maison-Blanche ne confirme-t-elle pas les mutations intervenues au sein de la société américaine ?
Il se produit des événements vraiment extraordinaires aux Etats-Unis. Limplosion du système financier et du mythe économique, dun côté ; limplosion de la structuration raciale, de lautre. On comprend dans ces conditions que les Américains vivent dans une sorte détat dapesanteur. Cela dit, si laffaissement du sentiment racial est évidemment une bonne nouvelle, le racisme aura vraiment disparu le jour où les électeurs nattendront rien de particulier dun président noir. Obama est un homme politique américain. Son discours est truffé des habituelles références aux valeurs religieuses. Il est entouré des personnalités issues de lestablishment démocrate - ces mêmes démocrates qui ont, plus nombreux encore que les républicains, voté les subventions au système bancaire.
Lélection de Barack Obama ne plaide-t-elle pas pour la vitalité de la démocratie américaine ?
Ce qui se passe est étrange, et paradoxal. Si lon observe lhistoire des Etats-Unis, on constate en effet que le racisme nest pas du tout un petit défaut de la démocratie blanche : il en est le fondement. Au départ, les colons anglais nattachaient pas une grande importance à la valeur de légalité, que ce soit dans la famille ou ailleurs. Ce qui a permis alors dassimiler des Européens dorigines très diverses, cest la fixation de la différence sur les Indiens et les Noirs. Dans lAmérique jacksonienne, le président était un héros des guerres contre les Indiens. Le racisme a été le moteur de lémergence démocratique. Aujourdhui, on assiste à lavènement dune ploutocratie irresponsable : la montée des inégalités constitue la dynamique fondamentale de la société américaine.
LAmérique cesse dêtre démocratique au sens économique du terme. Le racisme y est en baisse, mais la démocratie est malade. Elle pourrit sous nos yeux. Dès lors, jai peur que lon tombe très vite de haut. Une partie de loligarchie est derrière Obama. Il a du reste ramassé plus dargent chez les riches que McCain. Son élection sera interprétée comme une regénération de la démocratie américaine. Jai quant à moi le sentiment quelle fait plutôt partie dun processus de dislocation.
Les Etats-Unis comptent certaines des meilleures universités du monde. Ils attirent de partout les capitaux, les chercheurs, les entrepreneurs de la nouvelle économie. Ces atouts-là ne leur assurent-ils pas une place centrale dans la compétition internationale ?
Quelques universités sont en effet très bonnes. Mais la majorité dentre elles est dune médiocrité absolue. Sur le terrain de la production scientifique et technologique, les chiffres sont sans équivoque : lEurope est redevenue le centre de gravité du monde. Ce sont les Européens qui savent construire les centrales nucléaires modernes, ou qui fabriquent des avions gros porteurs - même avec retard.
Louragan Katrina avait en 2005 constitué un premier moment de vérité. On a compris tout à coup que les Américains ne disposaient pas dassez dingénieurs pour protéger les villes, ou les reconstruire. Je pense aussi que le conflit au Caucase a contribué au cours de lété dernier à précipiter la crise financière. Linexistence de lAmérique a été perçue comme un moment datterrissage dans la réalité.
Il reste pour lindustrie américaine des secteurs porteurs. Linformatique, la Silicon Valley...
Si lon songe à ce quétaient les Etats-Unis en 1945, il serait étonnant quil ne reste rien de leur puissance industrielle et technologique. Mais alors quils étaient excédentaires dans tous les domaines, ils enregistrent aujourdhui un déficit commercial de 800 milliards de dollars. La vitesse de régression est hallucinante, et elle népargnera pas linformatique : lInde va bientôt porter lestocade.
Le projet économique du candidat démocrate peut-il contrecarrer la dépression qui menace ?
Il na pas de programme économique. Au début de sa campagne, il a bien proposé quelques mesures protectionnistes, mais le déficit commercial est tel que le protectionnisme entraînerait dans une première période une baisse dramatique du niveau de vie.
Obama se confond avec son image. Or les difficultés américaines vont bien au delà dune image. Pour le moment, le dollar tient, car à lextérieur, des institutions, des gens riches, des Etats veulent que les Etats-Unis restent au centre du monde. Mais la situation ne changera pas : elle devrait même se dégrader encore. La question est maintenant de savoir comment, avec la fin de la mécanique des subprimes, on va donner aux Américains les moyens financiers de continuer à vivre aux frais de la planète.
Les Etats-Unis gardent une forte capacité dinfluence sur les leaders dopinion du monde occidental. Leur image est-elle en train de se troubler ?
LAmérique, cest une image. On ne peut en parler sans évoquer le cinéma, les scénarios de feuilletons télévisés, Hollywood. Il y a dans tout ce qui est américain un côté extraordinairement virtuel. Et voilà que par étape on voit émerger la réalité. Il sera en ce sens très intéressant de suivre lévolution de lopinion dans les oligarchies financières occidentales. Elles éprouvent un sentiment de solidarité avec lAmérique. Mais elles viennent aussi de se faire plumer... Je naimerais pas être en ce moment un ploutocrate français de la sphère financière.
La notion d« hyperpuissance » a-t-elle un sens pour vous ?
Dans le domaine militaire, le monde est déjà multipolaire. Lincertitude tient aux illusions que les Américains entretiennent encore sur eux-mêmes. Ils sont un peu comme les Russes, au moment de leffondrement du communisme. Lorsqu une puissance de cette nature possède encore une armée, elle nest pas à labri de réactions irrationnelles. Les Etats-Unis ont également perdu la place centrale quils occupaient sur le terrain économique. Avec laventure des subprimes, ils ne viennent pas moins de réaliser la plus grande escroquerie financière de lhistoire de lhumanité. Autrement dit, ils ne sont plus dans ce domaine une hyperpuissance, mais compte-tenu de labsence de régulation de léconomie mondiale, ils détiennent une « hypercapacité de nuisance ».
Propos recueillis par Jean-François Verdonnet et Oliver Bot - La Tribune de Genève