Comment la TV illégale prend ses quartiers dans nos salons
Par Pascale Burnier le 03.06.2011 à 00:01
En Suisse, plusieurs centaines de milliers de foyers utiliseraient un décodeur piraté, selon Comparis.ch. Immersion dans ce trafic à la portée de tous
Simon* est un repenti. Durant plusieurs années, ce quadragénaire a piraté des décodeurs, appelés Dreambox. La ruse pour avoir accès gratuitement à des centaines de chaînes payantes de Cablecom ou de Canal+. Le procédé est illégal. Il est pourtant devenu presque banal. En Suisse, plusieurs centaines de milliers de foyers utiliseraient un décodeur piraté, selon le comparateur suisse Comparis.ch. L’estimation est basée sur la surveillance des forums internet où les pirates sont actifs. Mais aussi grâce au comptage approximatif des Dreambox vendues sur la Toile.
Un véritable fléau pour les opérateurs de TV numérique payante qui traquent les «hackers» à coups de révolutions technologiques ou de tribunaux. Lundi, la justice lausannoise jugeait trois pirates, finalement libérés de toutes charges (voir 24?heures du 31 mai). Simon, lui, n’a jamais fait de la piraterie un business. «Je le faisais pour des copains. Je savais que c’était illégal. Mais beaucoup de gens le font.»
Réseaux organisés
Et les réseaux de distribution des décodeurs piratés ont de quoi donner le vertige. Sandra*, 37?ans, a découvert la Dreambox chez des amis. Le bouche-à-oreille a fait le reste. «Mon ami a joué les intermédiaires, puis j’ai eu plusieurs contacts par mail avec quelqu’un dont je n’ai jamais su le nom. J’avais l’impression d’être dans un roman d’espionnage, ajoute-t-elle en riant. On a fini par se donner rendez-vous sur un parking de la région. Deux hommes sont arrivés. On a ouvert nos coffres, ils ont rapidement déposé le paquet contenant la Dreambox. J’ai payé environ 300?fr. et chacun est reparti de son côté.»
Ironie de cette Dreambox, non-modifiée, elle peut tout à fait s’acheter légalement dans le commerce. Avec une carte prévue pour un bouquet numérique, la Dreambox agit comme un simple décodeur. Mais grâce au système sur lequel elle fonctionne (Linux), les pirates peuvent la craquer aisément. La technique, appelée «cardsharing», fonctionne sur le principe d’un partage illégal d’un abonnement officiel payant. La Dreambox est alors connectée à un serveur pirate sur internet qui diffuse les codes d’accès des chaînes de TV cryptées.
L’hypocrisie des commerces
Nous tentons d’en savoir plus dans un grand magasin de la région. Ici, les Dreambox non piratées se vendent à côté des pubs pour les abonnements de TV payantes. Les prix: de 500?fr. à 1200?fr. selon ses fonctions. Interrogé, un vendeur ne cache pas l’usage de l’appareil: «Les gens l’achètent pour le pirater.» Avant de poursuivre de plus belle. «C’est assez facile. Il faut aller sur ce site allemand qui donne la marche à suivre.» Autre grande enseigne, cette fois, pas de Dreambox. «Aucun commerce ne vend ça, c’est illégal. Vous pouvez contrôler», lance un vendeur avec assurance malgré son erreur. Avant de confier: «Mais si vous en avez une, vous n’aurez pas de problème. On ne peut juste pas en vendre ici. Si on le faisait, je peux vous dire que ça cartonnerait car vous n’êtes pas la première à demander une Dreambox!»
On teste encore une plus petite enseigne de la région par téléphone. Le premier contact est méfiant. L’homme nous propose finalement une rencontre. «Généralement, je fais ça pour des copains. Mais si vous voulez une Dreambox piratée, on peut s’arranger. Je préfère juste qu’on se voie.»
Des amis d’amis donnent le tuyau, des petites annonces sur internet vendent ouvertement une Dreambox piratée, et parfois même des petits magasins de télévision profitent du filon. L’accès à la TV illégale se démocratise. Pour le spécialiste en télécommunication de Comparis, Ralf Beyeler, rien d’étonnant aux résultats de l’enquête. «Il y a beaucoup d’hypocrisie dans les magasins qui vendent cet objet légalement alors qu’ils connaissent pertinemment son but. On sait aussi que certains petits commerces vendent des Dreambox piratées.»
Flou chez les utilisateurs
Pour le consommateur, difficile de faire la part des choses entre légalité et illégalité. «Nous savons que beaucoup d’utilisateurs de ces Dreambox piratées ne savent pas que c’est interdit», confirme Yvan Kohli, directeur de Canal+ Suisse. Car certains trafiquants aguerris n’hésitent pas à vendre ce décodeur piraté avec des abonnements par mois. «Ils font croire aux gens que c’est un abonnement officiel.» Pour beaucoup, c’est alors le désenchantement. Quand les opérateurs changent les codes d’accès aux chaînes pour contrer les pirates, l’utilisateur se retrouve d’un jour à l’autre avec un écran de TV noir.
Alexandre* en a fait les frais. «On ne m’avait pas dit que c’était illégal, même si au bout d’un moment j’ai eu des doutes. Tous les trois mois, ma Dreambox ne fonctionnait plus. A chaque fois, le vendeur me la reprenait. Un jour, j’en ai eu marre. En fin de compte, j’ai perdu 400?fr.» Une solution pour contrer ce trafic? «L’accès à la télévision numérique gratuite», estime Ralf Beyeler. «Si les procès se multipliaient contre les pirates, cela ferait aussi évoluer les mentalités.»