Patrick viveret : "dès qu’on est dans l’ouverture aux autres, on se fait taxer de bisounours"

  • Initiateur de la discussion Initiateur de la discussion Floraison
  • Date de début Date de début
Comment inclure les personnes les plus fragiles dans notre société de la compétition, et plus précisément, au sein des entreprises ? Pour le philosophe Patrick Viveret, le combat est d'ores et déjà en marche. À l'occasion du colloque Fragilités interdites, qui se tient ce week-end à Paris, "We Demain" s'est entretenu avec celui pour qui "tout le monde a des compétences à vivre".

Comment la prise en compte de la fragilité peut-elle être une ressource pour mieux vivre ensemble ? C'est la vaste et épineuse question à laquelle ont tenté de répondre les nombreux participants du colloque Fragilités interdites organisé les 26 et 27 novembre à Paris.

L'Arche en France, l'association qui organisait cet événement pour la quatrième année, oeuvre à accueillir "des personnes ayant un handicap mental dans des lieux de vie partagée". Cette édition a tout particulièrement interrogé la notion de fragilité au sein de l'entreprise, un milieu "encore régi par la performance et la compétitivité", selon l'association.

Parmi les intervenants, le philosophe Patrick Viveret. Membre du collectif citoyen Roosevelt , créateur d'un cabinet de "conseil en imaginaire" et auteur de nombreux ouvrages. We Demain s'est entretenu avec lui pour comprendre comment il envisage la transition vers un modèle économique et sociétal qui inclurait toutes les couches de la société. Et avec elles, toutes les spécificités qui font de nous des êtres inégaux : handicap, origines sociales, apparence physique, problèmes psychiques.
 
We Demain : Dans le débat politique et médiatique actuel, on parle beaucoup de compétitivité, de réussite, mais beaucoup moins de fragilité. La fragilité est pourtant constitutive de notre société. Comment la définiriez-vous ?

Patrick Viveret : Nous sommes des êtres fragiles, vulnérables, autant sur le plan psychique que physique. Nous naissons ainsi, et notre fin de vie est marquée par la fragilité, elle aussi. Entre le début et la fin, même quand nous sommes au meilleur de notre santé, nous restons toujours fragiles à l’intérieur. Il y a en nous un besoin de sens, une quête intrinsèque de reconnaissance qui sont fondamentaux, et qui perdurent, même puissants, même riches. Mais aujourd’hui, nous sommes dans le déni de cette fragilité.

Qu'entendez-vous par "déni de fragilité" ?

Toutes nos sociétés sont organisées autour de la fascination de la force, de la compétition, de logiques de rivalités. Et ce, dans tous les domaines : économiques, politiques, religieux… Il y a cette fascination de la force dominatrice qui régit tout. Pourtant, il n’y a de réalisme possible qu’à partir du moment où on accepte de sortir de ce déni. Pour y parvenir, l’élément clé est d’organiser la solidarité par la fragilité. Une façon de prendre en considération tous les groupes aux fragilités marquées. Et d’accepter tous les handicaps.

Comment parvenir à cette acceptation ?

En comprenant qu'aujourd'hui, à tous les niveaux – politique, économique, culturel, même dans l’intime de nos propres vies – , nous sommes engagés dans un conflit face à tous les tenants de la force, la force "brute à claques" qui nous mène à l’abîme. Aujourd’hui, dès qu’on est dans une posture d’ouverture et d’écoute aux autres, on se fait taxer de bisounours. Pourtant, tous les grands mythes comme celui de Babel l’ont expliqué avant nous : si nous perdons l’autre de vue, nous allons vers la fermeture des cœurs.
 
Comment expliquer que la société s'oriente aujourd'hui davantage vers la "fermeture des coeurs" ?

Un symptôme de cette fermeture tient dans le dérèglement du langage. Prenez le terme de "valeur", qui sous-tend, à l’origine, une force de vie créatrice, pas dominatrice. Il a été transformé en "value for money" - dès lors, tout ce qui n’est pas source de profit n’a pas de valeur… Ce dérèglement du langage est dangereux et mène vers une polarisation de notre société. Donald Trump, par exemple, en a usé pour jouer sur les pulsions régressives les plus noires. Il les a autorisées à travers son propre discours, le choix de ses mots. Cela nous mène directement à un triangle mortifère propre au basculement, le triangle de l’avidité, de la fermeture puis du dérèglement des cœurs. Un triangle qui modifie en profondeur le sens de nos relations.

Comment ce dérèglement s'est-il produit, selon vous ?

Nous en sommes arrivés là, en grande partie, à cause du fondamentalisme marchand qui a émergé dans les années 1980, au départ avec Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne. Ce dernier a produit son double monstrueux, le fondamentalisme identitaire. En politique, ses meilleurs représentants sont Trump, ou plus près de chez nous Orban en Hongrie, Erdogan en Turquie... Et peut-être bientôt le retour d’une droite dure en France. Mais nous arrivons en fin de cycle. Une fin qui appelle des logiques créatrices pour aider à mettre en place la grande transition, immense, mais pas encore jouée.
 
Retour
Haut