Poutine et le FN : révélations sur les réseaux russes des Le Pen
Les Le Pen - Jean-Marie, puis Marine et Marion - ont toujours cultivé contacts et amitiés en Russie. Le FN est la tête de pont du régime de Poutine en France. Avec quelles contreparties ?
Les Le Pen - Jean-Marie, puis Marine et Marion - ont toujours cultivé contacts et amitiés en Russie. Le FN est la tête de pont du régime de Poutine en France. Avec quelles contreparties ?
Moscou 1996: le leader ultranationaliste russe Vladimir Jirinovski (à droite) fête son anniversaire de mariage avec Jean-Marie Le Pen (Shone Nesic V./SIPA) Shone Nesic V./SIPA
C'était le 12 juin dernier, dans un salon du "bunker", l'ambassade de Russie à Paris. Zakouskis et vodka glacée pour célébrer la fête nationale, l'ambiance est chaleureuse, et la salle, bondée. Malgré l'annexion récente de la Crimée, le gratin diplomatique est là, des artistes et des hommes d'affaires français aussi.
Soudain, une porte s'ouvre, une rumeur enfle. Marine Le Pen et sa nièce Marion, la jeune députée FN, s'avancent, en majesté. Le truculent ambassadeur Orlov les accueille d'un sourire complice. Ces derniers temps, ils se sont souvent rencontrés en privé, mais c'est la première fois que les Le Pen et l'émissaire de Poutine en France s'affichent ensemble.
C'est une alliance politique majeure qui s'est nouée dans la discrétion. Elle peut changer la face du Vieux Continent. Depuis plusieurs mois, le Kremlin mise sur le Front national. Il le juge capable de prendre le pouvoir en France et de renverser le cours de l'histoire européenne en faveur de Moscou.
Loin des regards, les dirigeants russes multiplient les rencontres avec les leaders du parti d'extrême droite, eux-mêmes ravis d'être enfin courtisés par une grande puissance.
C'est vrai, je vais souvent à l'ambassade de Russie, reconnaît Marion Maréchal-Le Pen. Ma tante m'y encourage."
La présidente du FN est une inconditionnelle de Poutine. Dans la presse russe, elle revendique sa "loyauté" envers l'ex-colonel du KGB, son grand frère de l'Est, qu'elle "admire". A tel point qu'elle souhaite que "la France quitte l'Otan et s'allie militairement à Moscou". Elle y est allée à deux reprises ces derniers mois. Son père, Jean-Marie, s'y rendra, lui, fin octobre. Mais, attention, lâche Marion, comme pour masquer sa gêne, "nous ne sommes pas des agents de Moscou".
Quelle est donc la nature des liens de plus en plus étroits qui unissent cette famille au clan Poutine ? Grâce aux témoignages des trois Le Pen et à d'autres, recueillis notamment en Russie, nous avons reconstitué l'histoire de cette relation troublante qui a débuté dans un bar il y a près d'un demi-siècle.
Des amitiés sulfureuses
Tout commence au quartier Latin, en plein Mai-68. Un jeune et talentueux peintre moscovite, Ilya Glazounov, débarque à Paris. L'artiste, déjà célèbre dans son pays, est un personnage sulfureux. Il se dit monarchiste, le KGB le qualifie même d'"antisémite". Pourtant, le régime communiste le juge utile à sa propagande et le promeut.
En France, Glazounov est donc en mission : il doit peindre les personnalités françaises que le Kremlin veut séduire, dont la plus prestigieuse, le général de Gaulle. Son aventure parisienne va prendre un autre cours.
Aujourd'hui, Ilya Glazounov, 84 ans, a gardé ses manières de dandy, sa crinière grise et son complet à rayures. En Russie, il est adulé. Il nous reçoit dans le musée d'Etat qui porte son nom à Moscou, inauguré par Poutine en 2004. Pour la première fois, il raconte sa rencontre avec Jean-Marie Le Pen :
Un jour d'été 1968, un copain français m'a emmené en face de la Sorbonne, dans un café tenu par un chanteur russe. Il y avait là un jeune homme qui avait édité des disques de chants nazis et de la Russie impériale. C'était Jean-Marie. Il adorait mon pays. Nous sommes restés amis jusqu'à aujourd'hui."
A défaut du Général, qu'il ne rencontrera jamais, Ilya Glazounov immortalise des ministres, tels Edgar Faure et Louis Joxe, mais aussi... Pierrette Le Pen, qui vient de donner naissance à Marine ("Je l'ai tenue dans mes bras", fanfaronne l'artiste). Il peint aussi son ami Jean-Marie en officier parachutiste - le portrait trône toujours dans le vestibule du manoir de Le Pen à Saint-Cloud.
Pendant vingt ans, Ilya et Jean-Marie s'écrivent et se parlent de temps à autre au téléphone. Ils se retrouvent en 1991, lors du premier voyage de Le Pen à Moscou. Glazounov anime alors Pamiat, un puissant mouvement antisémite que le pouvoir communiste a laissé prospérer et qui fournira bon nombre de leaders nationalistes russes d'aujourd'hui.
Au cours de son séjour, le président du Front national tombe sous le charme de l'autre vedette locale de l'extrême droite, Vladimir Jirinovski. Lui aussi est contrôlé en sous-main par le KGB. Qu'importe : le clown Jirinovski est francophone et bon vivant. Entre "Jirik", pour qui "trop de juifs" prospèrent en Russie, et "Jean-Marie", pour qui les chambres à gaz sont "un point de détail de l'histoire", une idylle se noue.
Un KGB omniprésent
Ils déjeunent ensemble, l'année suivante, chez les Le Pen à Montretout. "Jirik" vient avec l'un de ses assistants francophones, Edouard Limonov, l'écrivain devenu héros du livre d'Emmanuel Carrère.
J'ai remarqué le portrait signé Glazounov dans l'antichambre, Le Pen était ravi", se souvient Limonov.
En 1996, le leader extrémiste russe invite son ami français à ses noces d'argent, dans la banlieue de Moscou. Dix-huit ans plus tard, le président d'honneur du FN évoque, avec éblouissement, ces agapes sous haute surveillance :
La fête, somptueuse, était protégée par un bataillon du FSB [l'ex-KGB, NDLR]."
Mais leurs amours vont s'étioler. Après la prise du pouvoir par Poutine en 2000, "Jean-Marie" comprend que "Jirik" n'est plus le bon cheval. Le Kremlin mise sur un autre parti d'extrême droite jugé plus fiable, qu'il monte de toutes pièces pour siphonner les voix des nationalistes : Rodina ("Patrie").
Jean-Marie Le Pen, à Montretout, prend la pose devant le portrait de lui en parachutiste, peint par Ilya Glazounov en 1968.
(Bruno Coutier/GNO/Picturetank pour L'Obs)
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