Cette violence politique tire des ressources inépuisables de la religion avec laquelle elle se confond. C’est la raison pour laquelle la montée aux extrêmes, après s’être excellemment servie des nationalismes et des totalitarismes, s’accommode aujourd’hui si bien de la théocratie. Les islamistes ont compris que l’Occident vivait de la séparation des deux Cités. Ils voudraient donc le faire revenir sur cette séparation. Ils cherchent alors à l’attirer dans une croisade où chacun fera de l’autre un monstre à éradiquer. Allons plus loin et tirons les conséquences métaphysiques et morales de cette stratégie. Le terroriste ne veut pas voir que l’essence de la violence est de reporter ses torts sur autrui. C’est donc pour pouvoir diaboliser cet Autre que le terroriste se diabolise lui-même. La relance du processus mimétique, et donc du mécanisme victimaire, est à la fois le moteur de la dénégation criminelle et la preuve de son succès. Le terroriste veut la violence en tant que telle, en mettant en scène des actes d’une violence inouïe. Il fait alors apparaître à son insu la vérité mimétique de cette violence. « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage », écrivait Pascal. Mais l’islamisme n’est qu’un symptôme du nihilisme qui nous ronge. C’est le refus de voir la vérité de notre propre violence qui nous empêche d’avoir une claire intelligence de la situation présente. Raison pour laquelle les djihadistes ont intérêt à brouiller les cartes, à diffuser le religieux comme un poison - ceci pour en faire méconnaître la fonction, qui est aussi d’être un remède.
La solution à cette crise ne doit pas être religieuse, mais politique. Il importe donc de distinguer les deux violences qu’on veut nous voir confondre, de séparer les ordres. Séparer le religieux du politique, c’est épurer le religieux. Péguy dirait : c’est ressaisir la mystique qui pourrait inspirer la politique. Voilà le défi auquel nous sommes exposés, de par la nature politico-religieuse de la violence qui nous frappe. Car la violence religieuse n’est pas en soi une violence politique. Elle est d’abord et par essence une violence rituelle, qui fait une distinction claire entre le meurtre et le sacrifice, la violence illégale et la violence légale. Contrairement au meurtre qui ouvre le cycle de la vengeance, le sacrifice cherche à le refermer. Il prévient les retours d’une violence immaîtrisable, vaccine les hommes contre leur propre violence. Violent, il les préserve de la violence. René Girard a ainsi montré que l’institution du sacrifice cherche à mettre un point final aux représailles. « Catharsis mineure dérivée d’une catharsis majeure », le sacrifice remplace les victimes humaines des lynchages par des victimes de substitution, victimes animales en premier lieu. Cette mort ritualisée, « domestiquée », permet d’éviter les dérapages où le groupe risque de s’autodétruire. Il est très dangereux, en effet, de défouler sa violence de manière aléatoire. La dimension préventive et méticuleuse des sacrifices, soutenue par un ensemble de rites et de prohibitions, a ainsi fondé les institutions qui règlent les relations humaines. Le sacrifice n’est rien d’autre qu’une technique de contrôle de la violence. La répétition rituelle a structuré nos sociétés. C’est donc l’institution sacrificielle qui a permis l’émergence de l’Etat, ce progrès indéniable dans la contention des violences humaines. Mais la réussite de la solution étatique a fini par nous faire oublier que l’Etat s’est émancipé de la violence religieuse pour détenir le « monopole de la violence légitime », comme dit Max Weber. Nous assistons aujourd’hui au retour du refoulé.
Parce qu’il est à la fois poison et remède, le religieux a longtemps été un facteur d’ordre. Mais quand il est entré en rivalité avec le politique auquel il avait donné naissance ; quand il a cherché à reprendre ses droits perdus ; quand il s’est mêlé au politique et du politique, il est devenu un facteur de désordre. Pensons à nos propres guerres de religions. C’est donc à dessein que les islamistes nous empoisonnent avec le religieux en le faisant régresser à un stade archaïque : celui de ces assassinats sauvages, de ces décollations filmées. Mais contrairement à l’idée qu’ils nous inculquent, ce n’est pas la religion qui est cause de la violence - c’est la mimesis. C’est elle qui fait que les djihadistes imitent l’image monstrueuse qu’ils se font de leurs adversaires. En voulant la montée aux extrêmes, ils pensent pouvoir maîtriser la violence, alors que c’est elle qui les maîtrise. Ils refusent de reconnaître qu’on se construit toujours un adversaire à sa ressemblance, ou dont on ne veut pas voir l’altérité. Nos ennemis veulent en ce sens que nous les imitions, que nous redevenions théocratiques en défendant notre croyance (qu’elle soit religieuse ou athée) contre la leur. Il faut croire que cette stratégie réussit bien, car nous avons tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain, à condamner unanimement le religieux, même à prétendre parfois vouloir « l’éradiquer ». Ce zèle dangereux nous fait perdre de vue sa fonction régulatrice. Et nous finissons par partager à notre insu l’idée que nos adversaires se font de Dieu. Le Dieu qui les fascine, nous le rejetons avec horreur. C’est donc que nous avons le même, puisqu’il est le Dieu de la violence. Nous sommes en pleine méconnaissance. Voilà le piège qu’on nous tend. Tant que Dieu sera un « modèle-obstacle », pour reprendre les termes de René Girard, c’est à dire un Dieu fait de main d’homme ; tant que la Loi sera une « occasion de péché », comme l’affirme saint Paul dans son Epître aux Romains, nous resterons au cœur de ce cycle indéfini de transgression et de vénération, au cœur de la violence et du sacré.
Si nous concevons, en revanche (et cette expérience de pensée est en même temps une expérience morale), un Dieu vraiment transcendant, alors une alternative non-violente à la violence devient possible. Le pécheur fétichise la loi en entrant en rivalité avec elle ; le fidèle écoute Celui qui parle dans la loi. Dieu cesse alors d’être un « médiateur externe », pour reprendre les termes de René Girard. Il est encore moins un « médiateur interne » ou un rival. Il devient un « médiateur intime » (un « Dieu lointain qui vient du dedans », dit Levinas). L’injonction éthique s’adresse au cœur de la personne morale en la rendant « responsable pour autrui ». Cette assignation est le centre des révélations biblique et chrétienne. Le Dieu qui prend le parti des victimes est un Dieu qui m’intime à me tourner personnellement vers l’autre. Cette pensée et tous les actes qu’elle détermine correspondent à ce que Bergson appelait une morale et une religion « ouvertes ». Cette pensée et ces actes invitent à ne pas ressasser la lettre, mais à réveiller l’esprit qui dort en elle. Toute religion est ainsi prise dans la polarité fondamentale de l’Ouvert et du Clos, du sacrifice et de la fraternité. C’est dans ce sens que le pape François vient de déclarer qu’il ne faut pas se moquer de la foi. La foi est d’abord confiance en l’autre. Si toute religion se doit d’être fidèle à ses rites, c’est pour en maintenir l’esprit, pas pour en imposer la lettre. L’esprit vivifie, la lettre tue. Le mimétisme peut alors jouer dans le bon sens : la foi d’autrui peut réveiller la mienne. Mais il faudra toujours un tiers pour être garant de cette ouverture et pour permettre la justice. Raison pour laquelle les terroristes cherchent à défaire l’articulation, par le droit, du spirituel au temporel. Ils veulent que chacun combatte au nom de son propre Dieu, ou au nom de son refus de Dieu. Ce qui revient au même.
L’Occident a des armes pour contrer cette stratégie perverse : elles sont spirituelles, plus que strictement religieuses, et font la force de la culture européenne. Car la transcendance verticale qui nous libère du sacré, a aussi sa dimension horizontale et historique. Il nous faut ici rappeler que l’idée européenne, celle d’une ouverture essentielle et d’un nouveau départ, est née de la conscience de l’effondrement imminent de ce que saint Paul appelait « les Puissances et les Principautés ». L’aventure chrétienne a lancé l’Europe, en lui donnant sa dimension proprement transcendante, « trans-religieuse » : « Il n’y a ni Juif, ni Grec, il n’y a ni esclave, ni homme libre », écrivait l’apôtre dans l’Epître aux Galates. Cet élan toujours en quête de sa forme politique, fut souvent contredit par de cruelles retombées, de cruelles trahisons, mais il n’a pas cessé de travailler l’histoire occidentale, de lui donner son sens. Autant qu’avec les restes du paganisme, les religions juive et chrétienne ont dû ensuite coexister avec une troisième religion se réclamant d’un Dieu unique, et entrer en dialogue avec elle, comme le suggère la Cinquième Sourate du Coran. Saint Paul avait compris par avance les difficultés de ce type de coexistence, lorsqu’il invitait ceux qu’on n’appelait pas encore chrétiens à vivre dans un rapport dialectique avec leur religion-souche. L’histoire du christianisme a montré combien cette relation était douloureuse et complexe. Il aura fallu les horreurs de la Shoah pour qu’elle devienne vraiment possible. C’est pourquoi le dialogue entre les religions doit devenir une arme contre la montée aux extrêmes, quand de nombreux conflits reprennent les oripeaux des vieilles haines, la grammaire et la syntaxe des religions closes. A l’heure où l’Etat est en train de perdre son autorité et où les trois religions monothéistes se crispent de manière identitaire, c’est ce ressaisissement spirituel que devrait permettre une laïcité ferme, c'est-à-dire capable de comprendre le religieux pour inspirer une politique. Nous en sommes encore loin.