Mare nostrum
Ont-ils seulement des visages ? Mais lesquels ? Ont-ils des parents qu'ils aiment, et des enfants qu'ils chérissent ? Avaient-ils des rêves pour eux-mêmes ou des ambitions raisonnables ?
Croyaient-ils en Jésus, en Mahomet, en ces dieux qui les avaient fait naître ainsi, misérables dans ces contrées dévastées par la haine, ou bien croyaient-ils davantage en ces passeurs qui, pour une fortune, leur avaient promis le paradis européen ? Avaient-ils du talent ? Auraient-ils fait des artisans, des poètes, des criminels ou des saints ? Avaient-ils par ailleurs pris connaissance de nos théories, au demeurant très justes et très documentées, sur les «flux migratoires» ? Imaginaient-ils qu'en traversant la mer au péril de leur vie et en osant venir ici par milliers, ils risquaient forcément de faire le jeu du Front national (en France) ou d'Aube Dorée (en Grèce) ? Connaissaient-ils seulement la ville de Schengen, au Luxembourg ? Avaient-ils entendu nos sorcières et nos politiciens souffler ce gros mot de Schchchchchengen qui boursoufle leurs bajoues ? Savaient-ils que l'Europe n'est plus, ne peut plus être la banlieue du paradis, qu'il y a des grilles immenses à Ceuta et des gouffres amers au large de la Libye ?
Toutes ces interrogations se sont noyées dans les flots de notre Méditerranée.
700 morts, dit-on, dans un cargo. 700, c'est un chiffre rond, c'est un bilan, c'est un fait-divers exceptionnel, mais ça ne dira jamais la somme d'aventures et d'espoirs, d'énergies et d'amour, de cœur et de muscles qui sont tombés au champ d'horreur des grandes migrations.
Pour peu que nous ayons conscience de notre humanité, que nous voulions, toujours et encore, jouer à notre place un petit rôle pour atténuer le malheur des autres, comment ne pas ressentir une grave blessure morale à l'idée de cette tragédie moderne ? Qu'on se réclame de tous les humanismes, du socialisme ou du christianisme, il est, dans le maelström de l'actualité, des heures plus révoltantes que d'autres.
Bien sûr, nous savons que les guerres et l'anarchie qui déstabilisent l'Afrique – Libye, Syrie, Irak ou Soudan – sont les causes de ces exodes massifs. Nous savons que l'Europe, prospère malgré la crise et riche de tous ses bons sentiments, a pris l'habitude de regarder ailleurs lorsque la misère s'échoue sur ses plages…
Pour peu qu'on aime y tremper un pied, qu'on aime les paysages de ses deux rives, ses oliviers, ses cigales, son sable et ses poissons – il arrive, un jour comme aujourd'hui, qu'on ait honte de la Méditerranée, cette «mare nostrum» polluée par la violence, la mort et l'indifférence.
Jean-Claude Souléry
Mare nostrum - 20/04/2015 - ladepeche.fr