Maurice Berger: «L’expédition punitive à Crépol ou l'ivresse de la barbarie»
ENTRETIEN - Pour le pédopsychiatre, les agressions violentes commises par des bandes armées, à l’image de celle qui a fait un mort à Crépol, sont l’illustration d’une éducation gravement défaillante et traduisent l’incapacité de certains individus à comprendre ce qu'est un lien à autrui.
Maurice Berger est pédopsychiatre. Il est notamment l'auteur de Sur la violence gratuite en France
(L’Artilleur, 2019).
LE FIGARO. – Au vu des premiers éléments de l’enquête, l'attaque contre des jeunes en marge d'une fête de village à Crépol, le 19 novembre, illustre-t-elle un basculement vers une société d'une violence extrême et gratuite ? Comment la caractériser ?
Maurice BERGER. – Ce n'est pas toute la société qui devient violente, mais certains de ses membres. C'est pourquoi je suis réticent concernant l'utilisation du terme d'ensauvagement qui est trop général. En désignant l'ensemble de la société, il risque de jeter une sorte de brouillard qui évite de nommer les caractéristiques de ces agresseurs. Il en va de même du
terme de «décivilisation», expression des plus inexacte car la plupart de ces agresseurs n'ont jamais été civilisés dans leur enfance. Surtout, ces expressions amènent à détourner le regard d'une des causes premières de cette violence, l'incapacité de nos dirigeants à imposer les mesures nécessaires. Les politiques qui nous dirigent parlent de rétablissement de l'autorité, mais l'autorité ne prend sens que si elle est matérialisée.
Un lieu festif a été pris pour cible. Les jeunes auteurs de ces attaques voient-ils la fête comme un lieu idéal pour manifester leur violence ? Pourquoi ?
L'attaque de Crépol, qui n'est pas une rixe mais une agression commise par des individus armés contre des personnes sans défense, signifie qu'une étape a été franchie : mettre des vigiles non armés pour protéger un lieu festif tel qu'un mariage ou
une fête de village devient insuffisant. Il faut maintenant réfléchir à la nécessité de la présence de forces de l'ordre armées pour préserver la joyeuse insouciance qui devrait régner dans ces moments. Nous passons de la violence gratuite exercée sur des personnes isolées, hommes ou femmes, à la violence gratuite exercée par un groupe sur un autre groupe. Et il existe des différences fondamentales entre ces deux groupes. Pour le groupe «paisible», le plaisir est celui de la convivialité, parler et rire ensemble, chanter, danser, manger. Pour le groupe attaquant, le plaisir, jubilatoire, consiste à tuer, blesser, voir couler du sang, mais aussi détruire une richesse relationnelle qu'ils sont incapables d'éprouver, être enivré par la terreur qu'éprouve autrui. Le groupe paisible crée du lien, de la vie ; le groupe attaquant détruit les liens, sème la mort.
Le groupe n'existe que dans le mimétisme et la désinhibition de « conquérir », qui confèrent à ses membres un oripeau d'identité.
Maurice Berger
Nous risquons de passer ainsi des territoires perdus de la République aux territoires «extérieurs» soumis par la violence. La différence est importante. Les territoires perdus correspondent souvent à un fonctionnement clanique avec ses codes de l'honneur ou communautaires refermés sur eux-mêmes, avec des règles collectives même si elles sont éminemment critiquables.
À propos de Crépol, on peut émettre l'hypothèse qu'on a affaire à un niveau de déclin supplémentaire de la pensée individuelle, à un groupe sans organisation précise, où tout raisonnement est absent. Il n'y a plus de codes, il ne reste que l'ivresse de la barbarie. Le groupe n'existe que dans le mimétisme et la désinhibition de «conquérir», qui confèrent à ses membres un oripeau d'identité. Ceci renvoie à une éducation terriblement défaillante.